Une semaine sans sommeil : comment la fatigue a brisé mon mari et notre famille

« Tu ne comprends pas, Camille ! Je n’en peux plus ! »

La voix de Julien résonne encore dans l’appartement silencieux. Il a claqué la porte il y a onze jours. Depuis, il est chez ses parents à Lyon, et moi, je suis seule à Paris avec notre petite Lucie, trois mois à peine. Onze nuits blanches, onze jours sans un message, sans un appel. Juste le vide, le silence, et la fatigue qui me ronge.

Je me revois ce soir-là, debout dans la cuisine, Lucie hurlant dans mes bras. Julien, les yeux cernés, la mâchoire crispée, tournait en rond comme un animal blessé. « Je n’arrive plus à dormir, Camille. Même quand elle dort, j’entends encore ses pleurs dans ma tête. »

Je voulais lui dire que moi aussi, je n’en pouvais plus. Que mes seins me faisaient mal, que j’avais l’impression de devenir folle à force de ne pas dormir. Mais il n’y avait plus de place pour mes mots. Il a pris son manteau et il est parti. Sans un regard pour moi ni pour Lucie.

Le lendemain matin, ma mère a débarqué. Elle a posé sa main sur mon épaule : « Tu sais, les hommes… Ils sont fragiles parfois. Il est juste cassé, ton Julien. Il reviendra quand il aura recollé les morceaux. »

Mais moi, je ne veux pas d’un homme cassé. Je veux mon mari, celui qui riait en préparant le biberon, celui qui me murmurait des mots doux au creux de l’oreille pendant que Lucie dormait sur notre poitrine. Où est-il passé ?

Les jours passent et se ressemblent. Je me bats pour garder la tête hors de l’eau. Lucie pleure beaucoup ; elle sent que quelque chose ne va pas. Je fais semblant devant elle, je souris, je chante des comptines. Mais dès qu’elle ferme les yeux, je m’effondre sur le canapé, incapable de pleurer ou de dormir.

Ma mère revient souvent. Elle prépare des plats qu’elle laisse dans le frigo, elle s’occupe un peu de Lucie pour que je puisse prendre une douche ou sortir acheter du pain. Mais elle ne comprend pas. Elle répète toujours la même chose : « Les hommes d’aujourd’hui ne sont plus comme avant. Ton père n’aurait jamais fait ça… »

Un soir, alors que j’essaie d’endormir Lucie pour la troisième fois, mon téléphone vibre. C’est un message de Julien :

« Je suis désolé. Je n’arrive plus à respirer ici non plus. Je ne sais pas si je pourrai revenir. »

Je relis ces mots cent fois. Je voudrais hurler, lui dire qu’il n’a pas le droit de nous abandonner comme ça. Mais au fond de moi, je sens une peur sourde : et s’il ne revenait jamais ?

Le lendemain matin, j’appelle son père. Il me répond sèchement : « Julien a besoin de temps. Il est épuisé, tu comprends ? Ce n’est pas facile d’être père aujourd’hui… »

Mais pourquoi personne ne me demande comment je vais, moi ? Pourquoi tout le monde s’inquiète pour Julien alors que c’est moi qui suis seule avec un bébé qui ne dort pas ?

La nuit suivante est la pire. Lucie fait de la fièvre ; je panique et j’appelle SOS Médecins à deux heures du matin. Le médecin me rassure : « C’est une petite infection virale, rien de grave. Mais vous avez l’air épuisée, madame… Vous avez quelqu’un pour vous aider ? »

Non. Personne.

Je repense à Julien, à ses mains tremblantes quand il préparait le biberon, à ses yeux rouges quand il essayait d’endormir Lucie en marchant dans le salon. Peut-être qu’il était vraiment au bout du rouleau… Peut-être qu’on ne parle pas assez de la détresse des jeunes pères en France.

Mais est-ce une raison pour partir ? Pour tout laisser derrière soi ?

Quelques jours plus tard, ma mère me propose d’aller passer quelques jours chez elle à Tours avec Lucie. « Ça te fera du bien de changer d’air », dit-elle en rangeant les petits vêtements de Lucie dans une valise.

Dans le train, Lucie s’endort enfin contre moi. Je regarde par la fenêtre défiler les champs et les villages endormis. Je pense à Julien enfant, à ce qu’il m’a raconté sur son père autoritaire et sa mère absente. Est-ce que tout ça remonte maintenant ? Est-ce qu’il a peur de devenir comme eux ?

À Tours, ma mère essaie de me changer les idées : promenades au bord de la Loire, gâteaux faits maison… Mais rien n’y fait. Le soir venu, je m’effondre dans mon lit d’adolescente en serrant Lucie contre moi.

Un soir, alors que je donne le bain à Lucie, ma mère entre dans la salle de bain :
— Tu sais Camille… Peut-être que tu devrais parler à quelqu’un.
— À qui ? Un psy ?
— Oui… Ou même à Julien si tu arrives à le joindre.

Je hausse les épaules. Parler à Julien ? J’ai envie de lui hurler dessus autant que j’ai envie qu’il revienne.

Le lendemain matin, je reçois un message vocal :
« Camille… Je suis désolé pour tout ce que je t’ai fait subir. J’ai peur de ne pas être à la hauteur… J’ai peur d’être un mauvais père… »

Je fonds en larmes dans la cuisine de ma mère. Pour la première fois depuis des semaines, je sens que quelque chose se fissure en moi — une colère sourde mais aussi une immense tristesse.

Le soir même, j’appelle Julien.
— Tu veux qu’on parle ?
Il hésite puis souffle :
— Oui… J’en ai besoin.

On parle longtemps cette nuit-là. Il me raconte ses angoisses, ses insomnies, sa honte d’avoir fui. Je lui dis ma solitude et ma colère.

On ne trouve pas de solution miracle. Mais on décide d’essayer — ensemble ou séparément — d’aller voir quelqu’un pour nous aider.

Aujourd’hui encore, rien n’est réglé. Julien n’est pas revenu à la maison mais il appelle chaque jour pour parler à Lucie et à moi.

Parfois je me demande : combien de familles se brisent en silence parce qu’on ne sait pas demander de l’aide ? Est-ce qu’on peut vraiment recoller les morceaux après ça ?