Sur le palier entre l’espoir et le désespoir : Fuir l’enfer conjugal

— Maman, j’ai froid…

La voix de Lucie, à peine un souffle, me transperce le cœur. Je serre plus fort sa main dans la mienne, tandis que Paul, son petit frère, s’accroche à mon manteau. Nous sommes assis sur le palier du quatrième étage, devant la porte de l’appartement de Sophie, mon amie d’enfance. Il est deux heures du matin. Le néon du couloir grésille, jetant une lumière blafarde sur nos visages fatigués.

Je n’ai pas eu le temps de prendre autre chose que nos manteaux et un sac avec quelques vêtements. J’ai fui. Fui la colère de Marc, ses poings qui frappaient trop fort, ses mots qui blessaient plus encore. Ce soir, il a levé la main sur Paul. J’ai vu la peur dans les yeux de mon fils, et j’ai compris que je ne pouvais plus attendre. J’ai attrapé les enfants, claqué la porte derrière moi, et couru dans la nuit glaciale.

J’espérais que Sophie nous ouvrirait sans hésiter. Mais c’est son mari, François, qui a ouvert la porte. Il a jeté un regard rapide à nos visages défaits, puis a murmuré :

— Claire… Je suis désolé, mais ce n’est pas possible. Sophie dort. On ne peut pas se mêler de vos histoires…

Il a refermé la porte doucement, presque honteux. J’ai entendu le verrou tourner. J’ai voulu crier, supplier, mais aucun son n’est sorti de ma bouche. Je me suis laissée glisser contre le mur, les jambes coupées.

Lucie pleure en silence. Paul ne comprend pas vraiment ce qui se passe. Il me regarde avec ses grands yeux bruns, cherchant une explication. Je n’en ai pas. Je n’ai que ma honte et ma peur.

Je repense à toutes ces années où j’ai cru que Marc changerait. Où j’ai caché mes bleus sous des manches longues, inventé des histoires pour expliquer les cris à mes voisins. Où j’ai accepté l’inacceptable pour ne pas briser la famille. Mais ce soir, c’est moi qui ai brisé le silence.

Le froid s’infiltre sous nos vêtements. Je regarde autour de moi : le couloir est désert, les portes closes. Personne ne veut voir ce qui se passe sur le palier. Personne ne veut entendre les pleurs d’une mère et de ses enfants en pleine nuit.

Je sors mon téléphone. Plus de batterie. Je n’ai même pas pensé à prendre un chargeur. Je me sens stupide, impuissante. Je pense à appeler la police, mais j’ai peur qu’on me reproche d’avoir fui, qu’on me demande pourquoi je n’ai pas porté plainte plus tôt.

— Maman… on va où maintenant ?

La voix de Paul est si douce qu’elle me donne envie de hurler. Où allons-nous ? Je n’en sais rien.

Je ferme les yeux et revois le visage de Marc, déformé par la colère. Je revois aussi celui de ma mère, il y a des années : « Tu sais, Claire, on ne lave pas son linge sale en public… »

Mais ce soir, tout est public : ma détresse, ma fuite, mon échec à protéger mes enfants plus tôt.

Un bruit de pas dans l’escalier me fait sursauter. Une voisine sort pour descendre ses poubelles. Elle me voit, hésite un instant.

— Ça va, Claire ?

Je voudrais lui dire non, que rien ne va, que j’ai besoin d’aide. Mais je souris faiblement :

— Oui… tout va bien.

Elle hausse les épaules et disparaît dans l’escalier.

Je sens les larmes monter. Lucie pose sa tête sur mes genoux.

— Tu crois que papa va nous retrouver ?

Je caresse ses cheveux blonds.

— Non, ma chérie. Je suis là maintenant.

Mais je n’en suis pas sûre. Marc est capable de tout quand il est en colère.

Le temps passe lentement sur ce palier glacé. Les enfants finissent par s’endormir contre moi. Je reste éveillée, guettant le moindre bruit.

Je pense à toutes ces femmes qu’on croise dans la rue sans savoir ce qu’elles vivent chez elles. À toutes celles qui n’osent pas partir parce qu’elles ont peur d’être seules sur un palier comme moi ce soir.

Au petit matin, je décide d’agir. Je descends avec les enfants jusqu’à la loge de la gardienne, Madame Lefèvre. Elle m’ouvre la porte sans poser de questions et nous offre un café chaud et des croissants pour les petits.

— Tu sais Claire… tu as bien fait de partir. Il faut du courage pour sauver ses enfants et se sauver soi-même.

Ses mots me réchauffent plus que le café brûlant entre mes mains tremblantes.

Elle appelle une assistante sociale pour moi. On m’explique que je peux être hébergée dans un centre d’accueil pour femmes victimes de violences conjugales. On me promet qu’on va m’aider à porter plainte, à trouver un logement, à reconstruire ma vie.

Je regarde Lucie et Paul qui mangent enfin sans crainte. Je sens une force nouvelle grandir en moi : celle d’une mère prête à tout pour offrir une vie meilleure à ses enfants.

Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : pourquoi tant de portes restent-elles closes quand on frappe au nom du désespoir ? Pourquoi faut-il toucher le fond pour qu’enfin quelqu’un tende la main ?

Et vous… auriez-vous ouvert votre porte cette nuit-là ?