Entre les murs de notre petit appartement : le choix impossible de mon fils

« Tu ne comprends pas, maman ! » La voix de Thomas résonne dans le minuscule salon, faisant vibrer les murs trop fins de notre appartement HLM. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est 22h, Paul dort déjà dans la chambre qu’il partage avec son frère. Je sens la colère et la peur monter en moi, mais je tente de garder mon calme.

« Thomas, tu n’as que vingt ans… Tu es encore à la fac ! Comment veux-tu te marier maintenant ? Et où comptes-tu vivre ? »

Il détourne les yeux, gêné. « Justement… On pensait que… enfin, que Camille pourrait venir habiter ici, avec nous. Juste le temps qu’on finisse nos études. »

Le silence s’abat sur la pièce. Je regarde autour de moi : le canapé-lit qui me sert de chambre, la petite cuisine où je prépare des repas économiques, les piles de livres et de cahiers qui envahissent chaque recoin. Comment pourrais-je accueillir une personne de plus ?

Je repense à mes propres parents, qui m’aident déjà comme ils peuvent avec leur maigre retraite. Je revois ma mère, Jacqueline, me dire la semaine dernière : « Céline, tu fais déjà des miracles avec ce que tu as. » Mais là, c’est trop. Je sens mes yeux s’embuer.

Thomas s’approche et pose une main sur mon épaule. « Maman… Je l’aime. On veut juste être ensemble. Camille n’a plus de famille à Lyon, elle ne peut pas payer un studio toute seule… »

Je me lève brusquement. « Et moi ? Tu y as pensé ? Je fais comment pour payer le loyer, les courses, les factures ? Tu crois que c’est facile ? »

Il baisse la tête. Je vois bien qu’il souffre aussi. Mais je suis épuisée. Depuis le départ de leur père il y a six ans — un matin d’hiver où il a claqué la porte sans un mot — je porte tout sur mes épaules. Les petits boulots, les fins de mois difficiles, les réunions parents-profs où je suis toujours la seule maman seule.

Le lendemain matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, Paul arrive en traînant les pieds. Il a entendu notre dispute. « Maman… Si Thomas se marie, il va partir ? »

Je soupire et caresse ses cheveux blonds. « Je ne sais pas, mon chéri… »

La journée passe dans un brouillard d’angoisse. Au travail — je fais des ménages dans un lycée — je repense sans cesse à la discussion de la veille. À midi, je reçois un message de ma mère : « Courage ma fille. Viens dîner dimanche, on en parlera tous ensemble. »

Le dimanche soir venu, nous sommes tous réunis autour de la table branlante chez mes parents à Villeurbanne. Mon père, Gérard, coupe son fromage en silence pendant que ma mère tente d’apaiser les tensions.

« Thomas, tu sais que ta mère fait tout pour vous… Mais ce n’est pas raisonnable d’emménager à cinq dans un deux-pièces ! »

Thomas serre la main de Camille sous la table. Elle est timide, les yeux rougis par l’émotion. « On peut aider pour les courses… Je peux trouver un petit boulot », murmure-t-elle.

Mon père pose sa fourchette : « Et tes études ? Tu veux vraiment sacrifier ta licence pour ça ? »

Un silence gênant s’installe. Je sens la honte monter en moi : honte de ne pas pouvoir offrir mieux à mes enfants, honte d’être coincée dans cette situation sans issue.

Les semaines passent et la tension ne retombe pas. Thomas devient distant ; il rentre tard, évite les repas en famille. Paul se renferme aussi — il a peur que son frère parte et qu’il se retrouve seul avec moi.

Un soir d’avril, alors que j’étends le linge sur le balcon minuscule, Thomas me rejoint.

« Maman… J’ai trouvé un job à mi-temps dans une librairie. Camille aussi va travailler le week-end. On va essayer de trouver un studio en colocation… Mais on aura besoin d’aide pour la caution. »

Je sens un mélange de soulagement et de tristesse m’envahir. Mon fils va partir. Il va voler de ses propres ailes — trop tôt à mon goût — mais il fait preuve de maturité.

Le jour du déménagement arrive vite. Camille et Thomas emballent leurs affaires dans des sacs Ikea usés. Paul pleure en silence ; moi aussi.

Avant de partir, Thomas me serre fort dans ses bras : « Merci maman… Je t’aime. »

Je reste seule dans l’appartement silencieux avec Paul endormi contre moi. Je pense à tout ce que j’ai sacrifié pour eux — et à tout ce que je sacrifierais encore.

Est-ce que j’ai bien fait ? Aurais-je dû être plus ferme ? Ou au contraire plus compréhensive ? Comment fait-on pour laisser partir ses enfants quand on a l’impression qu’ils ne sont pas prêts — ou peut-être que c’est moi qui ne le suis pas ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?