Une visite inattendue à dix heures : Entre fatigue, incompréhension et révélations
« Camille ! Camille, tu es là ? » Ma voix résonne dans l’appartement silencieux. Il est dix heures du matin, un mardi ordinaire à Nantes. J’ai décidé de passer à l’improviste chez mon fils Julien, pensant faire une surprise à mes petits-fils, Arthur et Paul. Mais en ouvrant la porte, je ne m’attendais pas à ce spectacle : les jouets jonchent le sol, la télévision diffuse un dessin animé en boucle, et les deux garçons jouent seuls dans le salon, encore en pyjama.
Je pose mon sac sur la table, un peu décontenancée. Où est Camille ? Je m’approche doucement de la chambre parentale. La porte est entrouverte. J’aperçois Camille, affalée sur le lit, les cheveux en bataille, profondément endormie. Un sentiment d’agacement monte en moi. Comment peut-elle dormir alors que les enfants sont réveillés depuis longtemps ?
Je retourne au salon. Arthur me regarde avec ses grands yeux noisette : « Mamie, tu es venue jouer avec nous ? » Je force un sourire. « Oui, mon chéri. Où est maman ? »
Paul hausse les épaules : « Elle dort encore… »
Je soupire intérieurement. Julien travaille dur pour subvenir aux besoins de sa famille. Il part tôt le matin et rentre tard le soir. Camille, elle, ne travaille pas. Elle reste à la maison avec les enfants. Je me rappelle toutes les fois où elle s’est plainte d’être fatiguée, de ne pas avoir une minute à elle, de ne pas réussir à préparer un vrai repas… Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi elle se plaignait autant.
Je commence à ranger un peu le salon, ramassant les cubes et les petites voitures qui traînent partout. Les garçons me suivent, me racontant leurs histoires d’école maternelle et leurs disputes de frères. Au bout d’un moment, Camille sort enfin de la chambre, l’air hagard.
« Bonjour… » murmure-t-elle en évitant mon regard.
Je ne peux m’empêcher de lancer : « Tu as bien dormi ? Les enfants étaient seuls depuis un moment… »
Elle s’assoit lourdement sur le canapé, la tête entre les mains. « Je suis désolée… J’ai passé une nuit blanche avec Paul qui a fait de la fièvre toute la nuit. Je n’en peux plus… »
Je reste silencieuse, un peu déstabilisée par sa réponse. Je n’avais pas remarqué que Paul avait l’air fatigué. Il se blottit contre sa mère.
Camille continue : « Je sais que tu penses que je ne fais rien de mes journées… Mais je t’assure que je n’arrête pas une seconde. Entre les lessives, les repas, les disputes à gérer, les nuits sans sommeil… Parfois je m’écroule juste une heure quand je peux… »
Je sens une pointe de culpabilité me traverser. Peut-être ai-je été trop dure dans mes jugements. Je repense à ma propre jeunesse, quand j’élevais Julien et sa sœur seule après le départ de leur père. Mais à l’époque, on n’en parlait pas. On serrait les dents.
Julien m’a souvent dit que Camille était épuisée, qu’il essayait d’aider le week-end mais qu’il ne savait pas toujours comment faire. Il m’a même confié qu’ils se disputaient souvent à ce sujet : « Tu ne comprends pas ce que je vis », lui disait-elle.
Je regarde Camille différemment. Son visage est marqué par la fatigue, ses mains tremblent légèrement alors qu’elle caresse les cheveux de Paul.
« Tu veux que je t’aide à préparer le déjeuner ? » proposé-je timidement.
Elle relève la tête, surprise par ma proposition. « Ce serait gentil… »
Nous nous retrouvons toutes les deux dans la petite cuisine encombrée. Je coupe des légumes pendant qu’elle surveille l’eau des pâtes. Petit à petit, elle se détend et commence à me parler :
« Parfois j’ai l’impression d’étouffer ici… J’adore mes enfants mais je me sens seule. Julien travaille tout le temps et quand il rentre il est fatigué aussi… Je n’ai plus de temps pour moi, même pas pour lire un livre ou prendre une douche tranquille… »
Je l’écoute en silence. Je comprends enfin ce qu’elle ressent : cette solitude sourde, cette fatigue qui colle à la peau et qui ne part jamais vraiment.
Après le déjeuner, pendant que les enfants font la sieste, nous nous asseyons sur le balcon avec un café.
« Tu sais », me confie-t-elle d’une voix tremblante, « parfois j’ai peur de ne pas être une bonne mère… Je vois sur Instagram toutes ces mamans parfaites qui font des gâteaux maison et des activités créatives… Moi j’ai juste envie de dormir… »
Je pose ma main sur la sienne : « Personne n’est parfait, Camille. Et tu fais déjà beaucoup pour tes enfants. Peut-être qu’on devrait arrêter de se comparer aux autres… »
Elle sourit faiblement.
Quand Julien rentre le soir, il est surpris de me voir là. Il embrasse Camille et prend Paul dans ses bras.
« Merci d’être venue maman », dit-il doucement.
En rentrant chez moi ce soir-là, je repense à cette journée bouleversante. J’ai compris que derrière chaque porte fermée il y a des combats invisibles. Que la fatigue d’une mère au foyer est réelle et profonde, même si elle ne se voit pas toujours.
Est-ce qu’on juge trop vite ceux qui vivent différemment de nous ? Est-ce qu’on oublie parfois d’écouter avant de condamner ? Peut-être qu’il est temps d’ouvrir le dialogue et d’offrir un peu plus de soutien et de compréhension autour de nous.