La vieille brosse et le silence entre nous : Mon combat pour exister
— Tu ne comprends donc jamais rien, Camille !
La voix de mon père résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la vieille brosse entre mes doigts, celle que j’ai trouvée hier soir dans le grenier, cachée dans une boîte à biscuits rouillée. C’était celle de mon grand-père, Maurice, mort bien avant ma naissance. On disait qu’il peignait des paysages du Limousin, mais personne n’en parlait vraiment. Ici, on ne parle pas. On endure.
Ma mère, assise à la table, remue son café sans lever les yeux. Elle ne dit rien. Elle ne dit jamais rien. Je voudrais lui crier que j’existe, que j’ai mal, que je voudrais juste un regard, un mot. Mais elle reste enfermée dans son silence, comme si chaque syllabe pouvait briser quelque chose en elle.
Je monte dans ma chambre, la gorge serrée. Sur mon bureau, une feuille blanche m’attend. Je prends la brosse, je la trempe dans l’eau, puis dans un vieux pot de gouache séchée. Les couleurs s’étalent maladroitement sur le papier. Je peins ce que je ressens : des éclats rouges pour la colère de mon père, des taches grises pour le silence de ma mère, un bleu profond pour ma solitude.
— Camille ! Descends tout de suite !
Je sursaute. Mon père est debout au pied de l’escalier, le visage fermé. Il tient une facture à la main.
— Tu crois qu’on a les moyens de gaspiller l’eau comme ça ? Tu crois que tu peux faire ce que tu veux ?
Je baisse les yeux. Je voudrais lui dire que je n’ai rien fait de mal, que je veux juste peindre. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Le soir, à table, le silence est plus lourd que jamais. Ma petite sœur, Lucie, joue avec sa fourchette. Ma mère fixe son assiette. Mon père soupire bruyamment.
— Tu comptes faire quoi plus tard avec tes gribouillages ?
Je sens la honte monter en moi. J’aimerais répondre, mais je n’ose pas. J’aimerais crier que l’art me sauve, qu’il me donne une raison de me lever chaque matin. Mais ici, on ne parle pas d’émotions. Ici, on survit.
Après le dîner, je retourne dans le grenier. Je cherche d’autres traces de mon grand-père. Je trouve un carnet jauni par le temps. À l’intérieur, des croquis maladroits mais pleins de vie : des arbres tordus par le vent, des visages souriants, des scènes de marché. Je sens les larmes me monter aux yeux. Lui aussi a dû se sentir seul ici.
Le lendemain à l’école, je montre timidement un dessin à mon professeur d’arts plastiques, Madame Lefèvre.
— Camille… C’est magnifique ce que tu fais ! Tu as pensé à participer au concours régional ?
Je secoue la tête. Mon père ne voudra jamais.
— Parle-lui-en. Tu as du talent.
Le soir venu, j’hésite longtemps avant d’aborder le sujet à table.
— Papa… Il y a un concours de dessin à la mairie samedi…
Il me coupe net :
— Tu n’as pas autre chose à faire ? Les concours, ça ne sert à rien. Tu ferais mieux d’aider ta mère ou de réviser tes maths.
Ma mère ne dit rien. Elle baisse les yeux.
Je monte m’enfermer dans ma chambre et j’éclate en sanglots. Pourquoi personne ne veut-il me voir ? Pourquoi mes rêves sont-ils toujours ridiculisés ?
La nuit suivante, je rêve de mon grand-père. Il me tend sa brosse et me dit : « Continue, Camille. Même si personne ne comprend. »
Le samedi matin, je prends mon courage à deux mains et je pars en cachette avec mes dessins sous le bras. La mairie est pleine d’enfants accompagnés de leurs parents fiers et souriants. Je me sens minuscule.
Quand vient mon tour de présenter mon travail devant le jury, mes mains tremblent tellement que j’ai du mal à tenir mes feuilles.
— Pourquoi as-tu choisi ces couleurs ? demande une femme du jury.
Je prends une grande inspiration :
— Parce qu’elles racontent ce que je ressens chez moi… Le silence… la colère… et l’espoir aussi.
Elle me sourit doucement.
Le soir même, alors que je rentre chez moi, mon père m’attend sur le pas de la porte.
— Où étais-tu passée ?
Je sens la peur monter mais je réponds :
— À la mairie… pour le concours.
Il secoue la tête avec dédain et rentre sans un mot.
Quelques jours plus tard, Madame Lefèvre m’appelle devant toute la classe :
— Camille a remporté le premier prix du concours régional !
Les élèves applaudissent timidement. Je sens mes joues rougir mais au fond de moi une petite flamme s’allume.
À la maison, personne ne dit rien quand j’annonce la nouvelle. Ma mère me serre brièvement contre elle mais détourne vite les yeux. Mon père hausse les épaules :
— Ça ne te mènera nulle part tout ça…
Mais moi, pour la première fois, je me sens fière de moi.
Aujourd’hui encore, alors que j’écris ces lignes dans mon petit appartement parisien où j’étudie aux Beaux-Arts, je repense souvent à cette vieille brosse et au silence entre nous. J’ai dû partir loin pour être enfin vue et entendue.
Est-ce vraiment normal qu’il faille fuir sa famille pour exister ? Combien d’enfants restent invisibles derrière les murs du silence familial ?