« Mamie, tu ne vas pas sortir en jean ! » – Histoire d’une grand-mère française qui refuse de vieillir selon les règles des autres
« Tu ne vas pas sortir comme ça, maman ! »
La voix de ma fille résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je me fige devant le miroir, la main encore posée sur la boucle de ma ceinture. Mon jean préféré, celui que j’ai acheté à Bordeaux l’été dernier, me va parfaitement. Je me sens bien dedans, vivante, presque jeune. Mais dans les yeux de Camille, il y a cette lueur d’incompréhension mêlée à une pointe de honte.
« Les mamies ne portent pas de jean », ajoute-t-elle en croisant les bras, comme si elle énonçait une vérité universelle.
Je sens la colère monter, mais aussi une tristesse sourde. Depuis la naissance de mon petit-fils Paul, tout le monde semble attendre de moi que je me transforme en mamie modèle : cheveux courts et gris, tablier fleuri, confitures maison et pulls tricotés. Mais ce n’est pas moi. Je n’ai jamais su faire de confiture, et mes cheveux sont encore châtains – merci le coiffeur du quartier.
« Camille, tu te souviens quand tu étais ado et que tu voulais porter des Doc Martens alors que toutes tes copines avaient des ballerines ? »
Elle lève les yeux au ciel. « Ce n’est pas pareil, maman. »
« Pourquoi ? Parce que j’ai 62 ans ? »
Elle soupire. « Non… Enfin si. Tu pourrais essayer d’être un peu plus… discrète ? »
Je sens mes mains trembler. Discrète. Invisible. Voilà ce qu’on attend des femmes comme moi. Qu’on disparaisse doucement derrière nos petits-enfants et nos souvenirs.
Je repense à ma propre mère, Yvonne, qui portait toujours des robes sombres et ne sortait jamais sans son chignon serré. Elle disait souvent : « À un certain âge, il faut savoir se tenir. » Mais moi, je n’ai jamais voulu me tenir autrement qu’à ma façon.
Le soir même, à table, le sujet revient. Mon mari, Gérard, tente de détendre l’atmosphère : « Laisse-la vivre, Camille. Ta mère a toujours eu son style ! »
Mais Camille insiste : « Ce n’est pas une question de style, papa. C’est une question d’image. Paul va avoir honte à l’école si sa mamie débarque en jean et baskets ! »
Paul, du haut de ses huit ans, relève la tête de son assiette : « Moi j’aime bien quand mamie met ses baskets rouges. Elle court plus vite que toutes les autres mamies au parc ! »
Un silence gênant s’installe. Je souris à Paul, reconnaissante.
Mais la nuit venue, allongée dans mon lit, je doute. Est-ce que je fais du tort à ma famille en refusant de rentrer dans le moule ? Est-ce que je suis égoïste ?
Le lendemain matin, je décide d’aller marcher sur la plage du Prado. Le vent salé me fouette le visage et je repense à toutes ces années où j’ai mis mes envies de côté pour les autres : pour Gérard quand il a perdu son travail ; pour Camille quand elle a eu sa crise d’adolescence ; pour mes parents vieillissants… Et maintenant qu’on me laisse enfin un peu d’espace, on voudrait encore me dicter qui je dois être ?
Sur le chemin du retour, je croise Monique, une voisine du quartier. Elle porte un manteau orange vif et un foulard à pois.
« Tu es rayonnante aujourd’hui ! » lui dis-je.
Elle rit : « À nos âges, il faut bien s’amuser un peu ! Tu sais quoi ? Ma petite-fille m’a offert un tatouage temporaire pour mon anniversaire. Je l’ai mis sur mon poignet et elle était ravie ! »
Je souris. Peut-être que tout n’est pas perdu.
Le dimanche suivant, c’est l’anniversaire de Paul. Toute la famille est réunie dans le jardin. J’hésite devant ma garde-robe : robe sage ou jean préféré ? Je prends une grande inspiration et j’enfile mon jean bleu et mes baskets rouges.
Quand j’arrive dans le jardin, Camille me lance un regard noir mais ne dit rien. Paul court vers moi : « Mamie ! Viens jouer au ballon ! »
Je cours avec lui sous les regards surpris des autres parents invités. Certains sourient, d’autres chuchotent. Mais je m’en fiche. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens libre.
Plus tard dans la soirée, alors que tout le monde est parti, Camille s’approche de moi.
« Maman… Je suis désolée si je t’ai blessée. C’est juste que… j’ai peur que les gens te jugent. Que Paul ait des remarques à l’école… »
Je prends sa main dans la mienne.
« Camille, tu sais ce qui fait la force d’une femme ? C’est de rester fidèle à elle-même malgré les tempêtes. J’ai passé ma vie à faire plaisir aux autres. Aujourd’hui, j’ai envie d’être heureuse à ma façon. »
Elle baisse les yeux puis me serre fort dans ses bras.
Ce soir-là, en rangeant la maison silencieuse, je me demande combien d’autres femmes comme moi se sentent prisonnières des attentes familiales ou sociales. Combien osent affirmer leur droit au bonheur ?
Et vous, jusqu’où seriez-vous prêt(e)s à aller pour rester fidèle à vous-même face au regard des autres ?