Cinq ans à porter le poids du foyer : aujourd’hui, j’ose demander de l’aide

« Tu comptes encore payer le loyer ce mois-ci ? » La voix de Paul résonne dans l’appartement, tranchante, presque indifférente. Je serre la tasse de café entre mes mains, le regard fixé sur la fenêtre embuée. C’est la cinquième fois que je règle toutes les factures depuis janvier. Cinq ans que je porte seule le poids du foyer, cinq ans que je me répète que ça ira mieux, que Paul finira par comprendre. Mais ce matin, quelque chose a craqué en moi.

Je m’appelle Camille, j’ai trente-deux ans et je vis à Lyon. Quand j’ai rencontré Paul, il sortait d’un divorce difficile. Il avait un fils, Lucas, âgé de huit ans à l’époque. J’ai cru que l’amour pouvait tout réparer, même les blessures profondes. Paul avait sept ans de plus que moi, une maturité qui me rassurait. Mais très vite, j’ai compris que la réalité serait bien différente.

Au début, il disait vouloir « se remettre sur pied », retrouver un équilibre après sa séparation. J’ai accepté qu’il emménage chez moi, pensant que ce serait temporaire. Mais les mois ont passé, puis les années. Paul a retrouvé un emploi dans une petite entreprise de transport, mais jamais il n’a proposé de participer aux charges. Il payait la pension alimentaire pour Lucas, certes, mais tout le reste reposait sur mes épaules : le loyer, les courses, les factures, les vacances…

Ma mère me répétait : « Camille, tu n’es pas sa mère ! » Mais comment lui expliquer que je voulais juste qu’on forme une vraie famille ? Que je voulais que Lucas se sente chez lui ici ? J’ai multiplié les heures supplémentaires à l’hôpital où je suis infirmière. Je rentrais épuisée, mais je souriais pour Lucas, pour Paul. Je me persuadais que c’était ça, aimer : donner sans compter.

Un soir d’hiver, alors que je rentrais tard du travail, j’ai surpris une conversation entre Paul et son ex-femme au téléphone. Il lui disait qu’il ne pouvait pas aider davantage pour Lucas parce que « Camille gère tout ». J’ai ressenti une colère sourde monter en moi. J’étais devenue invisible dans ma propre maison.

Les disputes ont commencé à éclater pour des broutilles : un plat brûlé, une facture oubliée. Paul me reprochait mon stress, mon manque de disponibilité. « Tu travailles trop », disait-il. Mais qui d’autre allait payer ?

Un dimanche matin, alors que Lucas jouait dans sa chambre, j’ai osé aborder le sujet frontalement :

— Paul, il faut qu’on parle des finances. Je ne peux plus tout assumer seule.

Il a haussé les épaules :

— Je paie déjà la pension pour Lucas. Tu sais très bien que je n’ai pas beaucoup de marge.

— Mais tu travailles ! On vit à deux ici… enfin à trois quand Lucas est là. Tu pourrais au moins participer aux courses ou à l’électricité.

Il a soupiré longuement, comme si ma demande était déraisonnable.

— Tu savais comment c’était quand on s’est mis ensemble.

Cette phrase m’a transpercée. Oui, je savais… mais j’espérais qu’il changerait.

J’ai commencé à me refermer sur moi-même. Je n’osais plus parler d’argent avec mes amis ; j’avais honte. Autour de moi, tout le monde semblait partager les dépenses équitablement. Même ma sœur et son compagnon faisaient des comptes précis chaque mois.

Un soir d’avril, alors que je consultais mon compte en banque à découvert pour la troisième fois du trimestre, j’ai éclaté en sanglots dans la cuisine. Lucas est venu me voir :

— Ça va Camille ?

J’ai essuyé mes larmes et lui ai souri faiblement. Ce n’était pas à lui de porter ce fardeau.

C’est ce soir-là que j’ai décidé d’en parler à Paul une dernière fois. J’ai préparé une liste de toutes les dépenses du mois : loyer, EDF, courses… J’ai tout posé sur la table.

— Paul, regarde ces chiffres. Je ne peux plus continuer comme ça. Si tu ne participes pas, je vais devoir vendre l’appartement ou demander un prêt…

Il m’a regardée sans un mot pendant de longues secondes. Puis il a murmuré :

— Je ne pensais pas que c’était si grave.

J’ai senti un mélange de soulagement et d’amertume. Pourquoi fallait-il attendre d’être au bord du gouffre pour qu’il ouvre enfin les yeux ?

Depuis cette discussion, Paul fait un effort : il paie désormais une partie des courses et du téléphone. Mais la blessure reste profonde. Je me demande souvent si notre couple pourra survivre à tant d’injustice et de non-dits.

Parfois je me demande : pourquoi ai-je attendu si longtemps avant de demander de l’aide ? Est-ce normal en France aujourd’hui qu’une femme porte seule le poids du foyer par amour ? Et vous, auriez-vous supporté cette situation aussi longtemps ?