Ce n’est qu’un dîner, qu’est-ce que ça change ?

« Tu fais toute une histoire pour un simple dîner, Ariane. Franchement, c’est pas la fin du monde ! »

La voix de Mathieu résonne encore dans ma tête, sèche, agacée, comme un coup de vent qui claque une porte. Je suis debout dans la cuisine, les mains tremblantes au-dessus de l’évier, la vaisselle du repas encore tiède sous mes doigts. Les enfants, Lucie et Paul, se disputent dans le salon pour une histoire de télécommande. Je ferme les yeux. J’ai envie de hurler.

Ce n’est pas le dîner. Ce n’est jamais « juste » le dîner. C’est la liste de courses que j’ai faite en vitesse sur mon téléphone entre deux réunions au bureau. C’est la galette des rois à préparer pour l’école de Lucie demain. C’est le rendez-vous chez le dentiste à ne pas oublier pour Paul. C’est la lessive à étendre, les factures à payer, les textos à envoyer à ma mère pour lui rappeler son IRM. C’est tout ce que je porte, seule, sans jamais qu’on me le demande vraiment.

Je me retourne vers Mathieu, qui s’est déjà affalé sur le canapé, téléphone en main. « Tu pourrais au moins débarrasser ? »

Il lève les yeux au ciel. « J’ai eu une journée de dingue, Ariane. Je peux souffler cinq minutes ? »

Je sens la colère monter, sourde et brûlante. Je me retiens de balancer une assiette contre le mur. Depuis combien de temps je tiens comme ça ? Depuis combien de temps je m’efface derrière les besoins des autres ?

Le lendemain matin, je me lève avant tout le monde. Je prépare le petit-déjeuner, habille les enfants, vérifie les sacs d’école. Mathieu descend en traînant les pieds, embrasse Lucie sur la tête et attrape un café. Il ne remarque même pas que je n’ai pas touché à mon bol.

Dans la voiture, en déposant les enfants, Lucie me demande : « Maman, pourquoi tu es triste ? »

Je souris faiblement dans le rétroviseur. « Je suis juste fatiguée, ma chérie. »

Mais ce n’est pas vrai. Je suis en colère. Contre Mathieu, contre moi-même, contre cette routine qui m’étouffe.

Au bureau, je n’arrive pas à me concentrer. Je repense à la veille, à toutes ces fois où j’ai encaissé sans rien dire. À midi, je craque et j’appelle mon amie Sophie.

— Tu sais ce qu’il m’a dit hier ? « Ce n’est qu’un dîner… »
— Il ne comprend rien, souffle-t-elle. Tu devrais lui faire voir ce que c’est.
— Comment ?
— Arrête tout. Laisse-le gérer.

L’idée germe en moi comme une graine de révolte.

Le soir même, je rentre plus tard que d’habitude. Mathieu est déjà là, les enfants affamés tournent autour de lui comme des abeilles autour d’un pot de miel vide.

— T’étais où ?
— J’avais besoin de prendre l’air.
— Et le dîner ?
— Ce n’est qu’un dîner, non ?

Je vois son visage se décomposer. Il ouvre le frigo, cherche quelque chose à préparer. Les enfants râlent. Il finit par leur servir des pâtes trop cuites et du jambon sous vide.

Les jours suivants, je continue ma grève silencieuse. Plus de listes de courses, plus de lessive faite en douce, plus de rappels pour les rendez-vous médicaux. Mathieu s’énerve, s’agace, hausse le ton devant les enfants.

— Tu comptes faire quoi ? Tout laisser tomber ?
— Je compte vivre aussi un peu pour moi.

Un soir, il rentre et trouve Paul en pleurs parce qu’il a oublié son goûter pour l’école du lendemain.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Parce que c’est toi son père.

Le silence s’installe entre nous comme un mur glacé.

Le week-end arrive et avec lui la visite de mes beaux-parents. Sa mère remarque tout de suite que quelque chose cloche.

— Ariane, tu as l’air fatiguée…
— Je ne suis pas fatiguée, je suis épuisée d’être invisible.

Elle baisse les yeux. Mathieu rougit.

Après leur départ, il me prend la main dans la cuisine.

— Je ne savais pas… Je croyais que tu gérais tout ça naturellement.
— Rien n’est naturel là-dedans. C’est du travail. De l’organisation. De l’énergie que je n’ai plus.

Il reste silencieux longtemps puis propose :

— On pourrait faire une liste ensemble ? Se répartir vraiment les tâches ?

J’accepte mais je sens que ce ne sera pas facile. Les habitudes sont tenaces et la société ne nous aide pas toujours : au boulot on me demande comment je fais pour tout concilier ; à la sortie de l’école on félicite Mathieu quand il vient chercher les enfants (« Quel papa moderne ! ») alors que moi on ne me dit rien.

Petit à petit pourtant, il apprend : il oublie parfois mais il essaie. Il prépare des repas (pas toujours bons), il prend les rendez-vous chez le médecin, il gère les lessives (et mélange blanc et couleurs…). Les enfants râlent mais ils voient leur père autrement.

Un soir où tout semble enfin plus léger, Lucie me glisse : « Tu souris plus souvent maintenant, maman. »

Je repense à cette phrase : « Ce n’est qu’un dîner… » Non, ce n’était pas qu’un dîner. C’était tout ce que je portais sans jamais le dire.

Et vous ? Jusqu’où seriez-vous allés pour vous faire entendre ? Est-ce qu’on doit vraiment tout laisser exploser pour enfin exister aux yeux des autres ?