Rends-moi ma maison, maman – Histoire d’une confiance brisée et de la lutte pour mon foyer
« Tu ne comprends pas, maman, on n’a plus le choix ! » La voix de Julien résonne encore dans le salon, entre les murs tapissés de souvenirs. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est là, debout devant moi, son regard suppliant mais durci par la fatigue. Sa femme, Claire, reste en retrait, assise sur le canapé, les bras croisés, le visage fermé.
Je n’ai pas dormi cette nuit. Comment aurais-je pu ? Depuis qu’il m’a annoncé qu’ils risquaient d’être expulsés de leur appartement à Saint-Mandé, je sens une angoisse sourde me ronger. Mais ce n’est pas seulement la peur pour eux. C’est la peur pour moi aussi. Cet appartement, c’est toute ma vie. J’y ai élevé Julien et sa sœur Sophie. J’y ai veillé mon mari, Henri, jusqu’à son dernier souffle. C’est ici que j’ai pleuré, ri, aimé.
« Maman, tu pourrais aller chez Sophie quelques temps… Ou bien en maison de retraite ? » La voix de Julien se veut douce mais je sens l’impatience derrière chaque mot. Je me redresse sur ma chaise. « Et toi, tu crois que c’est facile ? Que je peux tout quitter comme ça ? »
Claire soupire bruyamment. « On ne te demande pas de partir pour toujours… Juste de nous aider. »
Je regarde par la fenêtre. Les arbres du square en face commencent à fleurir. Je me souviens des mercredis où j’y emmenais Julien jouer au ballon. Il avait cinq ans, il riait aux éclats. Aujourd’hui, il me regarde comme une étrangère qui lui barre la route.
Le soir venu, j’appelle Sophie. Elle vit à Lyon depuis dix ans. « Tu ne peux pas céder l’appartement, maman ! C’est tout ce qu’il te reste ! » Sa voix tremble d’indignation. « Julien abuse… Il pense à lui avant tout. »
Mais est-ce vrai ? N’est-ce pas normal qu’un fils veuille protéger sa famille ? Je me sens coupable d’avoir des doutes, coupable d’avoir peur.
Les jours passent et la tension monte. Julien revient chaque soir avec un nouvel argument : « On ne tiendra pas longtemps dans notre deux-pièces… Les enfants n’ont plus de place… » Claire évite mon regard. Je sens qu’elle me tient responsable de leur malheur.
Un dimanche matin, alors que je prépare le café, Julien éclate : « Tu préfères ton confort à ta famille ? » Les mots claquent comme une gifle. Je laisse tomber la cuillère dans l’évier. « Ce n’est pas une question de confort ! C’est ma vie ici ! »
Il se lève brusquement. « Tu ne comprends rien… Tu ne veux rien comprendre ! »
La porte claque derrière lui. Je reste seule dans la cuisine, le cœur battant trop fort.
Le lendemain, je reçois une lettre recommandée : Julien me demande officiellement de lui céder l’appartement en viager. Je relis la lettre plusieurs fois, les mains glacées. Comment a-t-il pu en arriver là ?
Je me rends à la mairie pour demander conseil. L’assistante sociale m’écoute attentivement : « Madame Lefèvre, vous n’êtes pas obligée d’accepter… C’est votre droit de rester chez vous tant que vous le souhaitez. »
Mais à quoi bon un droit si cela détruit ma famille ?
Le soir même, je retrouve Julien devant l’immeuble. Il fume nerveusement.
— Tu m’as envoyé une lettre… Pourquoi ?
— Parce que tu ne m’écoutes pas ! On est au bout du rouleau !
— Et moi alors ? Tu crois que c’est facile de tout perdre à mon âge ?
Il détourne les yeux.
— Je croyais que tu nous aimais…
Je sens mes jambes fléchir.
— Je t’aime plus que tout… Mais je ne peux pas vivre sans racines.
Les semaines passent et la distance s’installe. Julien ne vient plus. Claire non plus. Les petits-enfants ne m’appellent plus.
Sophie m’envoie des messages tous les jours : « Tiens bon maman ! Tu as le droit d’exister pour toi aussi ! » Mais le silence de Julien me ronge.
Un soir d’avril, je reçois un message : « On a trouvé un logement social à Vincennes. On va s’en sortir… Mais je ne te pardonne pas. »
Je relis ces mots jusqu’à ce que les larmes brouillent mon écran.
Aujourd’hui encore, je vis dans cet appartement trop grand pour moi seule. Les photos de famille sur le buffet me rappellent des jours plus doux. J’ai choisi de rester, mais à quel prix ?
Est-ce égoïste de vouloir garder ce qui m’a fait vivre ? Peut-on vraiment aimer sans se perdre soi-même ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?