Quand Papa est parti : Ma foi face à l’abandon

« Tu ne comprends donc rien ! » La voix de ma mère résonne encore dans le couloir, brisée par la fatigue et la colère. Je suis assise sur les marches, les genoux repliés contre ma poitrine, tandis que les éclats de voix montent du salon. Mon père, Jacques, lui répond sèchement : « J’en ai assez, Hélène. Je pars. » Un silence tombe, lourd comme une chape de plomb. Puis le bruit sec de la porte d’entrée qui claque. C’est fini. Il est parti.

Je me souviens avoir couru jusqu’à la fenêtre, espérant le voir revenir sur ses pas. Mais non. La rue était vide, balayée par la pluie d’octobre. J’avais seize ans. Ce soir-là, j’ai compris que rien ne serait plus jamais comme avant.

Les jours suivants furent un tourbillon d’émotions contradictoires. Ma mère pleurait en silence, tentant de sauver les apparences devant mes petits frères, Paul et Luc. Moi, je me sentais trahie, abandonnée, en colère contre lui… et contre Dieu aussi. Pourquoi nous ? Pourquoi maintenant ?

À l’école, je faisais semblant que tout allait bien. Mais au fond de moi, je me sentais vide. Les repas étaient silencieux, ponctués seulement par le tintement des couverts et les soupirs étouffés de ma mère. Un soir, alors que je rangeais la vaisselle, elle a murmuré : « Il faut être forte, Camille. » Forte ? Comment être forte quand on a l’impression que le sol s’effondre sous ses pieds ?

C’est dans cette période sombre que j’ai retrouvé le chemin de l’église Saint-Nizier, au cœur de Lyon. Petite, j’y allais avec ma grand-mère pour allumer des cierges. Ce soir-là, j’y suis entrée presque machinalement, fuyant le froid et la tristesse de l’appartement. L’odeur de cire et de pierre humide m’a enveloppée comme une étreinte familière.

Je me suis assise au fond, les mains jointes sans trop savoir quoi dire. « Seigneur, pourquoi as-tu laissé papa partir ? » Les mots sont sortis tout seuls, tremblants. J’ai pleuré longtemps ce soir-là, jusqu’à ce qu’une vieille dame s’approche doucement : « Tu veux parler ? »

Elle s’appelait Madeleine. Elle venait prier tous les soirs pour son fils disparu depuis des années. Nous avons parlé longtemps. Elle m’a dit : « Parfois, on ne comprend pas tout de suite pourquoi les choses arrivent… Mais il faut garder confiance. »

À partir de ce jour-là, j’ai commencé à prier chaque soir. Pas pour que mon père revienne – j’avais compris qu’il ne reviendrait pas – mais pour trouver la force d’avancer. Je priais pour ma mère, pour mes frères, pour moi-même aussi.

Un matin, alors que je déposais Paul à l’école primaire du quartier, il m’a demandé : « Tu crois que papa pense encore à nous ? » J’ai senti ma gorge se serrer. Que répondre à un enfant de huit ans ? « Je crois qu’il pense à nous à sa façon… Mais tu sais, on est ensemble, c’est ça qui compte. »

Les mois ont passé. Ma mère a trouvé un travail supplémentaire comme aide-soignante à l’hôpital Édouard-Herriot. Je m’occupais des garçons après l’école, jonglant entre mes devoirs et les lessives. Parfois, la colère remontait : pourquoi devais-je grandir si vite ? Pourquoi n’avais-je pas droit à une adolescence normale ?

Un soir d’hiver, alors que je rentrais tard du lycée, j’ai croisé mon père sur le quai du métro Bellecour. Il avait l’air fatigué, vieilli. Il m’a regardée sans oser s’approcher. J’ai senti mon cœur battre à tout rompre.

— Camille…
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je voulais juste savoir comment tu allais.

J’ai eu envie de hurler toute ma douleur : « Comment je vais ? Tu veux vraiment savoir ? » Mais aucun mot n’est sorti. Il a baissé les yeux.

— Je suis désolé…

Je suis partie sans me retourner.

Cette nuit-là, j’ai prié plus fort que jamais. Pas pour qu’il revienne – cette idée me faisait trop mal – mais pour réussir à lui pardonner un jour.

Peu à peu, la vie a repris son cours. J’ai passé mon bac avec mention malgré tout. Ma mère a retrouvé le sourire certains soirs en rentrant du travail. Paul et Luc ont grandi trop vite eux aussi.

La foi n’a pas effacé la douleur ni réparé notre famille brisée. Mais elle m’a donné la force d’avancer quand tout semblait perdu. Aujourd’hui encore, lorsque je pousse la porte de Saint-Nizier, je repense à cette adolescente blessée qui cherchait un sens à sa souffrance.

Est-ce que la prière peut vraiment guérir les blessures du cœur ? Ou bien faut-il simplement apprendre à vivre avec elles ? Qu’en pensez-vous ?