Entre Deux Mondes : Les Larmes sur le Seuil de Mon Beau-Père
— Tu veux m’abandonner, Isabelle ?
La voix de Gérard, mon beau-père, tremble dans la cuisine glaciale. Il serre sa tasse de café entre ses mains noueuses, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Je sens mon cœur se serrer, comme chaque fois que je viens lui rendre visite dans cette vieille maison qui sent l’humidité et le bois mouillé. Ma fille, Camille, joue dans le salon avec un vieux nounours, inconsciente du drame qui se joue à quelques mètres d’elle.
Je prends une inspiration, tentant de masquer la fatigue qui me ronge depuis des semaines. « Gérard, ce n’est pas t’abandonner… C’est juste que tu ne peux plus rester seul ici. Tu as vu ce qui s’est passé la semaine dernière, quand tu es tombé dans le jardin… »
Il détourne les yeux, blessé. « Je préfère mourir ici que finir dans un endroit où on m’appellera par mon numéro de chambre. »
Le silence s’installe, lourd, presque insupportable. Je repense à la nuit où j’ai reçu l’appel du voisin : Gérard était allongé dans la boue, incapable de se relever. J’ai conduit deux heures depuis Bordeaux avec Camille endormie à l’arrière, le cœur battant à tout rompre. Depuis la mort de maman, il y a six ans, il n’a plus personne. Je suis tout ce qui lui reste.
Mais moi aussi, j’ai ma vie. Mon travail à la médiathèque, mes horaires impossibles, les devoirs de Camille, les factures qui s’accumulent… Et cette maison à la campagne, à deux heures de route, qui me rappelle chaque semaine que je ne peux pas être partout à la fois.
« Isabelle ! » La voix de Camille me ramène à la réalité. Elle a faim. Il est déjà midi passé. Je prépare des pâtes pendant que Gérard s’enferme dans son mutisme. Je sens son regard sur moi, mélange d’attente et de reproche.
Après le déjeuner, je tente une dernière fois :
— Gérard, tu sais que je t’aime. Mais je ne peux pas venir tous les jours. Et si jamais il t’arrive quelque chose…
Il me coupe sèchement :
— Tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois que je n’y pense pas tous les soirs ? Mais ici, c’est chez moi. Je veux mourir ici.
Je ravale mes larmes. Camille me regarde avec ses grands yeux inquiets. Elle ne comprend pas tout, mais elle sent que quelque chose ne va pas.
Sur le chemin du retour, alors que Camille s’endort contre la vitre froide de la voiture, je laisse couler mes larmes en silence. La radio diffuse une vieille chanson de Francis Cabrel qui parle du temps qui passe et des souvenirs qui s’effacent. Je me demande si je suis une mauvaise fille. Si je devrais tout quitter pour m’occuper de Gérard. Mais comment faire ?
Le lendemain matin, au travail, je n’arrive pas à me concentrer. Ma collègue Sophie me lance un regard compatissant :
— Tu as encore passé le week-end chez ton beau-père ?
J’acquiesce sans un mot.
— Tu sais… Ma mère est en EHPAD depuis deux ans. Ce n’est pas parfait, mais au moins elle est en sécurité.
Je hoche la tête mais au fond de moi, je sais que Gérard ne survivrait pas à un tel déracinement.
Le soir même, j’appelle mon frère, Laurent. Il vit à Toulouse et ne vient presque jamais.
— Isabelle… Je comprends ce que tu ressens mais… Je ne peux pas t’aider plus que ça. Avec les enfants et le boulot…
Je raccroche, furieuse. Pourquoi tout repose-t-il toujours sur moi ? Pourquoi les femmes doivent-elles toujours porter ce poids invisible ?
Les jours passent et l’hiver s’installe. Gérard tombe malade : une bronchite qui traîne. Je prends encore des jours de congé pour aller le soigner. Camille commence à avoir des problèmes à l’école ; elle se plaint que je ne suis jamais là pour elle.
Un soir, alors que je borde Camille dans son lit, elle me demande :
— Maman, pourquoi tu pleures tout le temps ?
Je reste sans voix. Comment lui expliquer ce sentiment d’impuissance ? Ce tiraillement constant entre deux mondes ?
Quelques semaines plus tard, Gérard fait un malaise. Cette fois-ci, c’est l’hôpital qui m’appelle en pleine nuit. Je fonce à toute vitesse sur l’autoroute déserte. À mon arrivée, il dort paisiblement sous une couverture blanche trop grande pour lui.
Le médecin me prend à part :
— Il ne pourra plus vivre seul. Il faut envisager une structure adaptée.
Je m’effondre dans le couloir vide.
Le lendemain matin, Gérard me regarde droit dans les yeux :
— Tu as fait ce que tu as pu, Isabelle. Je ne t’en veux pas.
Mais son regard triste me hante encore aujourd’hui.
Cela fait maintenant six mois qu’il est en maison de retraite près de Bordeaux. Je vais le voir chaque semaine avec Camille. Il a perdu du poids et parle peu. Parfois il me sourit faiblement ; parfois il regarde par la fenêtre sans rien dire.
Je me demande chaque jour si j’ai fait le bon choix. Si j’ai sacrifié son bonheur pour préserver le mien et celui de ma fille. Si on peut vraiment aimer deux personnes à la fois sans se perdre soi-même.
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on peut vraiment choisir entre ceux qu’on aime sans se trahir soi-même ?