Entre Deux Feux : Quand Mamie Ne Peut Plus Garder les Petits
— « Maman, pourquoi Mamie Françoise ne vient plus nous chercher à l’école ? »
La voix de Lucie, ma fille de six ans, résonne dans le couloir alors que je m’efforce de cacher mes larmes derrière la porte de la salle de bain. Je respire un grand coup, essuie mes joues et sors, le sourire forcé.
— « Mamie est fatiguée, ma chérie. Elle a besoin de se reposer un peu. »
Mais je sens déjà le regard de Thomas, mon mari, peser sur moi. Il n’a pas digéré la nouvelle non plus. Depuis deux semaines, notre quotidien est devenu un champ de bataille : qui va chercher les enfants ? Qui va poser une journée au travail ? Qui va céder le premier ?
Tout a commencé un dimanche, autour du traditionnel poulet rôti chez Françoise et Jean-Pierre. Les enfants riaient dans le jardin, et moi, je profitais enfin d’un moment de répit. C’est alors que Françoise a posé sa main sur la mienne, son regard sérieux :
— « Claire, il faut qu’on parle. »
J’ai senti mon cœur se serrer. Elle a pris une inspiration :
— « Je ne peux plus garder Lucie et Paul tous les mercredis et après l’école. Je suis épuisée… Et puis, j’ai envie de penser un peu à moi maintenant. »
Le silence s’est abattu sur la table. Jean-Pierre a baissé les yeux. Thomas a serré la mâchoire. Moi, j’ai senti la panique monter.
Depuis la naissance de Lucie, Françoise était notre pilier. Elle venait chaque mercredi, préparait des crêpes, emmenait les enfants au parc. Elle était la mamie idéale, celle dont toutes mes amies étaient jalouses. Et soudain, tout s’écroulait.
Le soir même, Thomas et moi nous sommes disputés.
— « Tu ne comprends pas ! Ma mère a donné toute sa vie pour nous ! Elle a le droit de souffler ! »
— « Et moi ? Je fais comment ? Mon patron ne va pas accepter que je parte plus tôt tous les jours ! »
— « Tu crois que c’est facile pour moi ? »
Les mots ont fusé, blessants, incontrôlables. Les enfants ont entendu nos cris et se sont réfugiés dans leur chambre.
Depuis ce jour-là, rien n’est plus pareil. Je me sens coupable d’en vouloir à Françoise. Coupable aussi d’être en colère contre Thomas qui prend toujours le parti de sa mère. Coupable enfin de voir mes enfants tristes et perdus.
J’ai tenté d’en parler à ma propre mère, mais elle habite à Lyon et ne peut pas nous aider au quotidien.
Au travail, mon chef commence à perdre patience :
— « Claire, il faut que tu sois plus disponible… On compte sur toi pour le projet du mois prochain. »
Je souris poliment mais à l’intérieur, je hurle.
Un mercredi matin, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis allée voir Françoise. Les mains moites, la gorge serrée.
— « Françoise… Je comprends que tu sois fatiguée. Mais tu sais que c’est très difficile pour nous… Les enfants sont tristes… »
Elle m’a regardée longuement avant de répondre :
— « Claire… J’ai élevé trois enfants seule après la mort de Jean-Pierre. J’ai tout donné pour eux. Mais aujourd’hui… J’ai mal au dos, je dors mal… Et puis… Je voudrais voyager un peu avant qu’il ne soit trop tard. »
J’ai senti une colère sourde monter en moi.
— « Tu penses à toi maintenant ? Et nous alors ? Tu ne vois pas qu’on s’écroule sans toi ? »
Elle a baissé les yeux.
— « Je suis désolée… Mais il faut que tu comprennes… »
Je suis partie en claquant la porte, honteuse de ma réaction mais incapable de faire autrement.
Les jours passent et la tension ne retombe pas. Lucie fait des cauchemars la nuit ; Paul refuse d’aller à l’école sans que Mamie vienne le chercher. Thomas s’enferme dans le silence ou fuit au travail.
Un soir, alors que je prépare le dîner, Lucie s’approche timidement :
— « Maman… Est-ce que c’est parce qu’on n’a pas été sages que Mamie ne veut plus venir ? »
Mon cœur se brise.
— « Non ma chérie… Ce n’est pas ta faute… »
Mais comment lui expliquer ce qui se passe vraiment ? Comment lui dire que parfois, même ceux qu’on aime le plus ne peuvent pas toujours être là pour nous ?
J’en viens à me demander si ce n’est pas moi qui ai tout gâché. Si j’ai trop compté sur Françoise, si j’ai oublié qu’elle aussi avait une vie en dehors de nous.
Un samedi matin, Thomas me surprend dans la cuisine.
— « Claire… On ne peut pas continuer comme ça. Il faut qu’on trouve une solution ensemble. Peut-être une nounou ? Ou demander à d’autres parents pour faire du covoiturage scolaire ? »
Je hoche la tête en silence. Mais au fond de moi, je sais que rien ne remplacera jamais la présence rassurante de Françoise pour les enfants… ni pour moi.
Le dimanche suivant, j’ose retourner chez elle avec Lucie et Paul. Françoise nous accueille avec un sourire triste.
— « Je vous aime très fort… Mais il faut que vous appreniez à vivre sans moi tous les jours. Je serai toujours là quand vous aurez besoin… Mais différemment. »
Lucie se blottit contre elle en pleurant. Paul reste silencieux mais je vois ses petits poings serrés.
Sur le chemin du retour, je sens une étrange paix m’envahir. Peut-être est-ce ça aussi, être adulte : accepter que ceux qu’on aime changent et qu’on doit apprendre à avancer autrement.
Mais pourquoi est-ce si difficile d’accepter que nos piliers aient aussi besoin d’exister pour eux-mêmes ? Est-ce égoïste de leur en vouloir ? Ou simplement humain ?