« Camille, tu peux venir pour Papy Maurice ? » – Comment un appel a bouleversé ma vie
— Camille, tu peux venir pour Papy Maurice ? Il ne va pas bien…
La voix de mon frère Paul tremblait au téléphone. J’étais au bureau, devant mon ordinateur, noyée dans les dossiers en retard. J’ai regardé l’écran, puis la fenêtre : dehors, la pluie battait les pavés parisiens. J’ai senti une boule se former dans ma gorge. Je savais ce que signifiait cet appel. Depuis des mois, Paul portait seul le poids de notre grand-père, ce vieux Maurice, autrefois si fort, aujourd’hui prisonnier de son fauteuil roulant dans son appartement de Montrouge.
— Je… Je vais voir ce que je peux faire, ai-je répondu, la voix blanche.
En raccrochant, j’ai senti la colère monter. Pourquoi toujours moi ? Pourquoi Paul, qui habite à vingt minutes de chez Papy, m’appelle-t-il alors que je vis à l’autre bout de la ville, avec deux enfants et un boulot à plein temps ?
Le soir même, j’ai annoncé la nouvelle à Antoine, mon mari. Il a soupiré :
— Tu ne peux pas tout porter, Camille. Tu t’oublies déjà assez comme ça.
Mais je savais que je n’avais pas le choix. Maman est partie il y a dix ans, Papa s’est remarié et vit à Lyon. Paul est débordé par son cabinet d’avocats. Il ne reste plus que moi.
Le lendemain matin, j’ai pris le métro jusqu’à Montrouge. L’odeur du métro parisien me donnait la nausée. J’avais l’impression de retourner en arrière, à l’époque où j’étais étudiante et que Papy Maurice m’attendait avec ses tartines grillées et son chocolat chaud.
J’ai sonné. Un silence. Puis la porte s’est ouverte sur un Maurice amaigri, les yeux cernés.
— Ah… Camille…
Il n’a pas souri. Il n’a jamais été démonstratif. Mais il m’a laissé entrer.
L’appartement sentait le renfermé et la soupe froide. Sur la table traînaient des boîtes de médicaments et des lettres non ouvertes. J’ai eu un pincement au cœur.
— Tu veux un café ? ai-je proposé.
Il a haussé les épaules.
— Fais comme tu veux.
J’ai préparé du café en silence. Les gestes simples me rassuraient. Mais je sentais son regard sur moi, lourd de reproches muets.
— Tu viens rarement, a-t-il lâché soudain.
J’ai failli répondre sèchement, mais je me suis retenue. À quoi bon ?
— Je fais ce que je peux, Papy.
Il a détourné les yeux vers la fenêtre.
— Tu sais… on vieillit vite. On se retrouve seul sans comprendre comment.
J’ai senti mes yeux piquer. Je me suis assise en face de lui.
— Tu n’es pas seul. On est là.
Il a esquissé un sourire triste.
Les jours suivants se sont enchaînés : courses, ménage, rendez-vous médicaux. Je jonglais entre mon travail, mes enfants et Maurice. Antoine râlait de plus en plus :
— Tu passes plus de temps là-bas qu’ici !
Paul m’envoyait des textos laconiques : « Merci encore », « Je passe samedi si je peux »… Mais il ne venait jamais.
Un soir, alors que je rangeais la cuisine chez Maurice, il m’a dit :
— Tu te souviens quand tu venais petite ? Tu voulais toujours jouer aux cartes avec moi.
J’ai souri malgré moi.
— Oui… Et tu trichais tout le temps !
Il a ri pour la première fois depuis longtemps. Ce rire m’a bouleversée.
Mais derrière ces moments de tendresse retrouvée, la fatigue me rongeait. Je dormais mal. Je m’énervais pour un rien avec mes enfants. Un matin, j’ai éclaté en sanglots devant Antoine.
— Je n’y arrive plus…
Il m’a prise dans ses bras sans rien dire.
Quelques jours plus tard, Paul est enfin venu voir Maurice. Ils se sont disputés presque aussitôt :
— Tu pourrais faire un effort ! criait Paul.
— Et toi donc ! répliquait Maurice.
Je les ai laissés seuls dans le salon. J’en avais assez d’être le tampon entre eux deux.
Le soir même, Paul m’a appelée :
— On ne va pas y arriver comme ça… Il faudrait penser à une aide à domicile, ou une maison de retraite.
J’ai senti la colère monter à nouveau.
— Tu veux t’en débarrasser ?
— Ce n’est pas ça ! Mais on ne peut pas tout faire…
Je savais qu’il avait raison. Mais l’idée d’abandonner Maurice me déchirait le cœur.
Les semaines ont passé. Maurice a eu une mauvaise chute dans la salle de bain. Aux urgences, le médecin m’a prise à part :
— Il ne peut plus rester seul chez lui. Il faut prendre une décision rapidement.
J’ai passé des nuits blanches à chercher des solutions. Maison de retraite ? Aide à domicile ? Prendre Maurice chez nous ? Antoine était contre :
— On n’a pas la place… Et les enfants ?
Paul voulait trancher vite :
— On fait ce qu’on peut mais il faut être raisonnable.
Finalement, nous avons trouvé une petite résidence médicalisée à Malakoff. Le jour du départ, Maurice m’a serrée fort contre lui.
— Merci d’avoir été là… Même si je râlais tout le temps.
J’ai pleuré tout le trajet du retour.
Aujourd’hui, je vais voir Maurice tous les samedis. Il s’est fait des amis là-bas. Il râle moins. Parfois il me prend la main et me dit :
— Tu sais, Camille… La famille c’est tout ce qui reste à la fin.
Je repense souvent à ce coup de fil de Paul qui a tout changé. Ai-je fait les bons choix ? Aurais-je pu faire mieux ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?