« Prends soin de ta sœur » : Le dernier vœu de maman

« Julien… écoute-moi… » Sa voix n’était plus qu’un souffle, un fil ténu qui s’accrochait à la vie. Je serrais sa main glacée, tentant de retenir mes larmes. Dans la pénombre de la chambre, les murs semblaient se refermer sur nous. Ma mère, autrefois si vive, si forte, n’était plus qu’une silhouette fragile sous les draps. « Promets-moi… promets que tu ne laisseras jamais Camille seule… Elle a besoin de toi… »

J’ai hoché la tête, incapable de parler. Mon cœur battait à tout rompre. Camille, ma petite sœur, n’avait que douze ans, mais son handicap mental la rendait vulnérable au monde. Depuis des années, maman portait tout sur ses épaules : les rendez-vous médicaux, les crises imprévisibles, les regards des voisins dans notre petit village du Lot-et-Garonne. Papa était parti depuis longtemps, incapable d’assumer.

Ce soir-là, j’ai compris que tout allait changer. J’avais dix-sept ans, des rêves plein la tête – partir à Bordeaux, faire des études de cinéma, vivre enfin pour moi. Mais comment abandonner Camille ?

Le lendemain matin, maman n’a pas ouvert les yeux. Le silence a envahi la maison. Les tantes sont arrivées en pleurant, les voisins ont déposé des tartes sur le pas de la porte. Mais personne ne voulait vraiment s’occuper de Camille. « Tu es l’aîné maintenant », m’a dit tante Sylvie en posant sa main sur mon épaule. « Il faut être courageux. »

Courageux ? J’étais terrifié. Les jours suivants ont été un tourbillon : l’enterrement sous la pluie battante, les démarches administratives, les assistantes sociales qui parlaient trop vite. Camille ne comprenait pas où était maman. Elle répétait sans cesse : « Maman revient quand ? » Je n’avais pas de réponse.

Un soir, alors que je tentais de lui faire avaler sa soupe, elle a renversé son bol et s’est mise à hurler. J’ai perdu patience :
— Camille ! Arrête ! Tu ne vois pas que je fais ce que je peux ?
Elle s’est recroquevillée dans un coin, sanglotant. La culpabilité m’a submergé. Je n’étais pas prêt pour ça.

Les semaines ont passé. J’ai dû abandonner le lycée pour m’occuper d’elle à plein temps. Les amis se sont éloignés ; ils ne savaient pas quoi dire face à mon nouveau rôle. Un jour, j’ai croisé Thomas au supermarché.
— Tu viens plus aux entraînements ?
— Je peux pas… J’ai Camille.
Il a haussé les épaules et s’est éloigné.

La solitude me rongeait. Les factures s’accumulaient ; l’Allocation Adulte Handicapé ne suffisait pas. Je me suis mis à faire des petits boulots : jardinage chez Mme Dubois, livraison de courses pour le pharmacien du village. Mais chaque soir, je retrouvais Camille et son sourire maladroit.

Un soir d’hiver, alors que je la bordais, elle m’a regardé avec ses grands yeux clairs :
— Julien… tu restes toujours avec moi ?
J’ai senti mes défenses s’effondrer.
— Oui, Camille… Je te le promets.

Mais au fond de moi, la colère grondait. Pourquoi moi ? Pourquoi devais-je sacrifier ma jeunesse ? Un soir, j’ai explosé devant tante Sylvie :
— Et toi ? Pourquoi tu ne prends pas Camille chez toi ?
Elle a baissé les yeux.
— Tu sais bien que Paul est malade… Et puis… c’est ta sœur.

Toujours cette phrase : « C’est ta sœur ». Comme si le sang justifiait tout.

Un jour, une assistante sociale m’a proposé une place en foyer spécialisé pour Camille.
— Ce serait mieux pour elle… et pour toi aussi.
J’ai hésité. Était-ce trahir la promesse faite à maman ? Ou simplement reconnaître mes limites ?

La nuit suivante, j’ai fait un rêve étrange : maman me souriait dans la cuisine, préparant son fameux gratin dauphinois. Elle me disait : « Tu as le droit d’être heureux aussi, Julien… »

Au réveil, j’ai pris une décision difficile. J’ai accepté la place en foyer pour Camille. Le jour du départ, elle s’est accrochée à moi en pleurant.
— Je veux pas partir !
Mon cœur s’est brisé.
— Je viendrai te voir chaque semaine, je te le promets.

Les premiers jours sans elle ont été un vide immense. Mais peu à peu, j’ai repris goût à la vie : j’ai trouvé un travail dans une médiathèque à Agen et commencé des cours du soir. Camille s’est adaptée doucement ; les éducateurs m’envoyaient des photos d’elle souriante lors des ateliers peinture.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai fait le bon choix. Ai-je trahi maman ? Ou ai-je simplement choisi de vivre ?

Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment tout sacrifier pour sa famille sans se perdre soi-même ?