Jamais trop tard pour aimer : le combat de Marie, veuve à Clermont-Ferrand

« Tu n’as pas honte, maman ? » La voix de ma fille résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est 18h, la lumière décline sur les toits gris de Clermont-Ferrand, et je me sens plus vieille que jamais. Trois ans déjà que Pierre est parti, trois ans que je vis dans l’ombre de son absence, à marcher dans l’appartement comme un fantôme, à parler à ses photos, à respirer son odeur sur ses chemises soigneusement pliées dans l’armoire.

Je m’appelle Marie, j’ai soixante-sept ans. J’ai été mariée quarante ans à Pierre, boulanger du quartier Saint-Jacques. Nous avons eu deux enfants, Sophie et Antoine. Après sa mort, j’ai cru que la vie s’arrêtait là. Les voisins me saluaient avec des yeux pleins de pitié, les amies me proposaient des après-midis scrabble pour « ne pas rester seule », mais rien n’apaisait ce vide immense.

C’est au marché du samedi que j’ai rencontré Joseph. Il vendait des fromages d’Auvergne, le sourire franc, les mains larges et abîmées par le travail. Il m’a offert un morceau de cantal en plaisantant : « Pour les dames courageuses qui osent goûter la vie ! » J’ai ri, un vrai rire, le premier depuis des mois. Nous avons parlé longtemps, de tout et de rien. Il m’a invitée à prendre un café. J’ai hésité, puis accepté.

Les semaines suivantes, Joseph est devenu une habitude douce. Nous marchions dans le parc Montjuzet, il me racontait sa jeunesse à Issoire, ses enfants partis loin, sa femme disparue trop tôt. Avec lui, je me sentais vivante. Mais chaque soir, en rentrant chez moi, la culpabilité me rongeait. Avais-je le droit d’être heureuse encore ?

Un dimanche, Sophie est arrivée sans prévenir. Elle a trouvé Joseph dans la cuisine, en train de m’aider à préparer un clafoutis. Son regard s’est durci. « Tu remplaces papa ? » a-t-elle lancé froidement. J’ai bafouillé une explication maladroite. Elle a claqué la porte derrière elle.

Les jours suivants ont été un enfer. Antoine m’a appelée : « Maman, tu fais n’importe quoi. Papa n’est même pas froid dans la tombe ! » Ma belle-sœur m’a évitée au marché. Même mes amies semblaient gênées quand je parlais de Joseph.

J’ai pleuré seule dans ma chambre, honteuse et en colère. Pourquoi devrais-je renoncer à ce qui me fait du bien ? Pourquoi le bonheur serait-il réservé aux jeunes ? Joseph m’a prise dans ses bras : « Marie, tu as le droit d’exister pour toi aussi. »

J’ai décidé d’affronter mes enfants. Un soir, je les ai invités tous les deux. La table était dressée comme autrefois, mais l’ambiance était glaciale.

— Je vous aime plus que tout, ai-je commencé d’une voix tremblante. Mais je suis vivante. J’ai besoin d’amour, d’amitié…

Sophie a détourné les yeux. Antoine a soupiré :

— Tu fais ce que tu veux… Mais ne nous demande pas d’accepter.

Le silence a pesé lourd ce soir-là. Joseph m’a serrée fort en partant : « Ils finiront par comprendre… »

Les mois ont passé. J’ai continué à voir Joseph malgré les regards en coin et les mots blessants. Petit à petit, mes enfants ont vu que je n’abandonnais pas notre famille pour lui ; au contraire, j’étais plus présente, plus joyeuse avec eux et mes petits-enfants.

Un jour de printemps, Sophie est venue me voir au marché. Elle s’est approchée du stand de Joseph et lui a tendu la main :

— Merci de rendre maman heureuse.

J’ai pleuré ce jour-là, mais c’était des larmes de soulagement.

Aujourd’hui, je vis avec Joseph dans un petit appartement lumineux près du jardin Lecoq. Mes enfants viennent dîner le dimanche ; il y a parfois encore des silences gênés mais aussi des rires retrouvés.

Est-ce si scandaleux de vouloir aimer encore après soixante ans ? Pourquoi la société juge-t-elle si durement le bonheur des femmes âgées ? Peut-être que mon histoire fera réfléchir ceux qui liront ces lignes…