Je t’aime, mais pas toi : Le boomerang de la préférence maternelle
« Tu pourrais au moins me regarder quand je te parle ! » La voix de Camille résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes doigts, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Dehors, la pluie martèle les pavés de notre petite rue de Nantes. Je sens son regard brûlant dans mon dos, mais je ne me retourne pas. Je n’ai jamais su comment lui parler.
Paul, lui, n’a jamais eu besoin de réclamer mon attention. Il suffisait qu’il entre dans une pièce pour que mon cœur s’ouvre. Depuis sa naissance, il a été mon rayon de soleil, mon petit prince. Camille… Camille était différente. Trop bruyante, trop exigeante, trop moi peut-être. Mon mari, François, me l’a souvent reproché : « Tu es dure avec elle, Hélène. Elle n’a que douze ans… » Mais je haussais les épaules. « Elle doit apprendre à se débrouiller. »
Ce matin-là, tout a explosé. Camille a claqué la porte de sa chambre après une dispute banale sur ses notes en maths. Paul est descendu quelques minutes plus tard, son sourire habituel aux lèvres. « Salut Maman ! » Il m’a embrassée sur la joue, et j’ai senti la chaleur familière envahir ma poitrine. J’ai préparé son chocolat chaud préféré, comme tous les matins depuis qu’il est petit. Camille a dû se contenter d’un bol de lait froid.
Je sais ce que vous pensez : comment une mère peut-elle agir ainsi ? Je me le demande aussi parfois. Mais la vérité, c’est que je ne supportais pas le reflet de mes propres failles dans ma fille. Elle me rappelait tout ce que je n’aimais pas chez moi : l’impatience, la colère, le besoin d’être aimée à tout prix.
Les années ont passé. Paul a grandi, brillant élève au lycée Clémenceau, populaire et sûr de lui. Camille s’est repliée sur elle-même, passant des heures enfermée dans sa chambre à dessiner ou à écouter de la musique. François a tenté de compenser mon manque d’affection, mais rien n’y faisait. Un soir d’hiver, alors que Paul venait d’être accepté en prépa à Paris, Camille est rentrée plus tard que d’habitude. Son visage était fermé, ses yeux rougis. « Tu t’en fiches si je rentre tard ou pas », a-t-elle murmuré en passant devant moi.
J’ai voulu répondre, mais les mots sont restés coincés dans ma gorge. J’ai préféré retourner à mon émission préférée plutôt que d’affronter sa tristesse.
Le vrai drame s’est joué quelques mois plus tard. Paul est parti à Paris ; la maison est devenue silencieuse, presque étrangère. Camille a commencé à sécher les cours. Les professeurs m’appelaient régulièrement : « Madame Martin, votre fille semble en difficulté… » Je répondais vaguement, agacée par leurs remarques.
Un soir, François m’a trouvée dans la cuisine, les yeux rivés sur mon téléphone. « Hélène, tu ne vois donc pas ce qui se passe ? Camille va mal ! » J’ai haussé les épaules : « Elle exagère comme toujours… »
Mais cette fois-ci, il n’a pas cédé : « Tu ne peux pas continuer à faire comme si elle n’existait pas ! »
J’ai éclaté : « Je fais ce que je peux ! Paul n’a jamais eu besoin qu’on le pousse pour réussir ! »
Il m’a regardée avec une tristesse infinie : « Tu l’aimes moins parce qu’elle te ressemble trop… »
Cette phrase m’a hantée des semaines durant.
Un matin de printemps, j’ai trouvé une lettre sur la table du salon. L’écriture tremblante de Camille :
« Maman,
Je pars chez Mamie quelques temps. J’ai besoin de respirer loin d’ici. Je sais que tu préfères Paul et que tu ne m’as jamais vraiment aimée comme lui. Je ne t’en veux même plus ; je veux juste être heureuse quelque part.
Camille »
Le choc a été brutal. J’ai relu ces mots des dizaines de fois en pleurant toutes les larmes de mon corps. François m’a serrée contre lui sans rien dire.
Les jours suivants ont été un supplice. La maison résonnait du vide laissé par Camille. J’ai tenté de l’appeler ; elle ne répondait pas. J’ai appelé ma mère à Angers : « Elle est là, mais elle ne veut pas te parler pour l’instant », m’a-t-elle dit sèchement.
Paul est revenu pour les vacances d’été. Il a vu mon désarroi et m’a prise dans ses bras : « Tu sais Maman… Camille avait juste besoin que tu l’écoutes un peu plus… »
J’ai compris alors tout ce que j’avais raté.
J’ai commencé une thérapie. J’ai écrit des lettres à Camille chaque semaine pendant des mois. Parfois elle répondait par quelques mots froids ; parfois elle ne répondait pas du tout.
Un an plus tard, elle est revenue un dimanche après-midi. Elle avait changé : plus grande, plus sûre d’elle, mais son regard restait méfiant.
« Pourquoi tu veux me voir ? »
J’ai pris une grande inspiration : « Parce que tu me manques… Parce que je t’aime… Même si j’ai mis du temps à comprendre comment… »
Elle a détourné les yeux : « Il est peut-être trop tard pour nous deux… »
Je n’ai pas insisté. Je lui ai laissé le choix de revenir quand elle voudrait.
Aujourd’hui encore, notre relation reste fragile. Mais je me bats chaque jour pour réparer ce que j’ai brisé.
Est-ce qu’on peut vraiment se faire pardonner d’avoir préféré un enfant à un autre ? Est-ce que l’amour maternel peut guérir toutes les blessures ? Qu’en pensez-vous ?