Le festin de la honte : Quand l’amour ne suffit pas à sauver la table
« Mais enfin, Camille, tu as vraiment mis du thym dans le gratin dauphinois ?! » La voix de François résonne dans la salle à manger, coupant net les rires et les conversations. Je sens mes joues s’enflammer, mes mains tremblent encore alors que je serre la nappe sous la table. Tout le monde me regarde. Ma belle-mère, Monique, esquisse un sourire gêné. Mon père détourne les yeux vers son assiette. Seul mon fils, Paul, me lance un regard compatissant.
Je savais que ce dîner serait un défi. Depuis des semaines, j’y pensais, j’y rêvais même la nuit. François, mon mari, est chef au « Bistrot du Marché », une institution à Lyon. Il a l’habitude des critiques acerbes, des assiettes parfaites et des clients exigeants. Moi, je suis institutrice. Je cuisine par nécessité, parfois par plaisir, mais jamais avec l’aisance ni la créativité de François. Pourtant, ce soir, c’était mon tour. J’avais envie de lui montrer que je pouvais aussi régaler notre famille.
J’ai passé la journée entière à éplucher, couper, goûter, recommencer. J’ai suivi les recettes à la lettre, cherché sur Internet des astuces pour ne pas rater la cuisson du rôti. J’ai même appelé ma mère pour lui demander comment réussir une tarte Tatin sans qu’elle ne s’effondre en sortant du four. J’étais fière de moi en dressant la table avec la vieille vaisselle de ma grand-mère.
Mais dès la première bouchée, j’ai vu le froncement de sourcils de François. Il a reposé sa fourchette avec un soupir exagéré. « Le gratin est sec… et ce goût d’herbe… tu as mis quoi dedans ? » J’ai murmuré « du thym », espérant qu’il trouverait ça original. Mais il a éclaté de rire : « Du thym ! Dans un dauphinois ! On aura tout vu… »
Le silence s’est abattu sur la table. Ma sœur Lucie a tenté de détendre l’atmosphère : « Moi j’aime bien, ça change ! » Mais François n’a pas lâché prise : « Non mais sérieusement Camille, tu ne veux pas qu’on commande des pizzas ? » Les rires ont fusé du côté de ses collègues venus pour l’occasion. Je me suis sentie minuscule.
Après le repas, alors que je débarrassais seule la cuisine, j’ai entendu François raconter à ses amis comment il avait sauvé un service catastrophique avec un gratin « massacré par une herbe folle ». Ils riaient tous aux éclats. J’ai eu envie de pleurer mais je me suis retenue. Paul est venu m’aider à ranger les assiettes.
— Maman, c’était bon ton gratin. Papa il est juste… trop chef parfois.
Je lui ai souri faiblement. Mais au fond de moi, une colère sourde montait. Pourquoi fallait-il toujours qu’il ait raison ? Pourquoi ne pouvait-il pas simplement apprécier mes efforts ?
Le lendemain matin, j’ai trouvé François dans la cuisine en train de préparer son café.
— Tu m’en veux encore pour hier soir ?
— Tu crois ? Tu m’as humiliée devant tout le monde.
Il a haussé les épaules :
— Je voulais juste plaisanter… Tu sais bien que la cuisine c’est sérieux pour moi.
— Justement ! Pour moi c’est un geste d’amour… Pas une compétition.
Il a soupiré :
— Tu dramatises tout.
Je n’ai rien répondu. Mais toute la journée, au travail, j’ai repensé à cette soirée. À cette façon qu’il a eue de piétiner mes efforts pour briller lui-même devant ses pairs. À cette complicité qu’il partage avec ses collègues et qui me laisse toujours à l’écart.
Le soir venu, j’ai décidé de ne pas préparer le dîner. J’ai dit à Paul qu’on mangerait des restes ou des tartines. François est rentré tard, sans un mot sur la veille. J’ai senti que quelque chose s’était brisé entre nous.
Les jours ont passé. François a tenté quelques gestes : un bouquet de fleurs, une invitation au restaurant. Mais rien n’y faisait. Je n’arrivais plus à retrouver la légèreté d’avant. Chaque fois que je posais une assiette sur la table, j’attendais sa remarque, son jugement.
Un dimanche matin, alors que nous prenions le petit-déjeuner en famille, Paul a lancé :
— Papa, pourquoi tu fais toujours des blagues sur la cuisine de maman ?
François a rougi :
— Je ne voulais pas te blesser Camille… C’est juste que je suis maladroit parfois.
J’ai pris une grande inspiration :
— Ce n’est pas seulement une question de maladresse. C’est une question de respect. J’aimerais que tu comprennes que ce n’est pas parce que tu es chef que tu as le droit de tout juger ici.
Il m’a regardée longuement avant de murmurer :
— Tu as raison… Je vais essayer d’être plus attentif.
Depuis ce jour-là, il fait des efforts. Mais quelque chose s’est fissuré en moi. Je doute de mes capacités, je doute même parfois de notre amour. Est-ce qu’on peut vraiment vivre avec quelqu’un qui ne voit jamais nos efforts ? Est-ce que l’amour suffit quand le respect manque à table ?
Et vous… avez-vous déjà ressenti cette honte cuisante devant ceux qu’on aime ? Peut-on pardonner quand l’humiliation vient de celui qui devrait nous soutenir le plus ?