Sous les ponts de Lyon : De la rue à la lumière

« Tu ne reviendras pas tant que tu n’auras pas changé ! » La porte claque derrière moi, me laissant seule sur le palier, une valise à la main, le cœur battant la chamade. C’est ma mère qui vient de me mettre dehors. Je m’appelle Claire Dubois, j’ai trente-deux ans, et ce soir-là, j’ai compris que je n’avais plus de maison.

Je descends les escaliers en titubant, la gorge nouée. Dehors, la pluie s’abat sur Lyon, froide et cinglante. Je n’ai nulle part où aller. Mon frère, Paul, ne me répond plus depuis des mois ; mes amis ont disparu dès que mes problèmes d’alcool ont commencé à prendre trop de place. Je m’assois sur un banc sous un abribus, trempée jusqu’aux os. Autour de moi, la ville continue de vivre, indifférente à ma détresse.

Les premiers jours sont les pires. J’erre dans les rues, cherchant un coin où dormir sans craindre les insultes ou les coups. Je découvre la violence de la rue : les regards qui glissent sur toi comme si tu n’existais pas, les policiers qui te délogent sans ménagement, les passants qui serrent leur sac contre eux quand tu t’approches. J’ai honte. Honte d’avoir échoué, honte d’être devenue celle qu’on évite.

Un soir, alors que je fouille dans une poubelle derrière une boulangerie, une voix me surprend :
— Tu veux un café chaud ?
C’est Lucien, un vieux monsieur au visage buriné. Il me tend un gobelet fumant et s’assoit à côté de moi.
— T’inquiète pas, ici on partage ce qu’on a. T’es nouvelle ?
J’acquiesce en silence. Lucien me raconte sa vie, ses galères, ses petits bonheurs aussi. Il me présente à d’autres : Fatima, qui dort sous le pont Morand ; Gérard, ancien prof de maths tombé dans la rue après un divorce ; Mireille, qui chante pour quelques pièces sur la place Bellecour.

Peu à peu, je découvre une autre famille. On se serre les coudes. On partage le peu qu’on a : une couverture, un sourire, un souvenir d’avant. Mais chaque nuit reste une épreuve. Le froid mordant de l’hiver lyonnais, la peur des agressions, la faim qui tord le ventre.

Un matin, alors que je fais la queue devant la Croix-Rouge pour une soupe chaude, je croise le regard de ma sœur cadette, Sophie. Elle détourne les yeux et s’éloigne sans un mot. Ce rejet me brise le cœur plus que tout le reste. Je me demande si je mérite encore l’amour de ma famille.

Les semaines passent. Je sombre parfois dans le désespoir. Mais il y a aussi des moments de lumière : une bénévole qui m’écoute sans juger ; une vieille dame qui me glisse un sandwich en souriant ; un enfant qui me dit bonjour sans peur.

Un jour, Lucien tombe malade. Il refuse d’aller à l’hôpital par peur d’être maltraité ou ignoré. Je décide alors de l’accompagner aux urgences. Là-bas, on nous regarde comme des intrus. Une infirmière soupire :
— Encore des clochards…
Je serre les poings mais je reste digne. Lucien finit par être pris en charge. Ce soir-là, je comprends que si personne ne se bat pour nous, rien ne changera.

Je commence à fréquenter un centre d’accueil du 7e arrondissement. On y propose des ateliers d’écriture et des groupes de parole. J’y rencontre Élodie, une travailleuse sociale passionnée qui croit en moi plus que je ne crois en moi-même.
— Claire, tu as une voix. Utilise-la !
Elle m’encourage à raconter mon histoire lors d’une réunion municipale sur l’exclusion sociale. Ma voix tremble mais je parle :
— Nous ne sommes pas invisibles ! Nous avons besoin d’un toit, mais aussi d’écoute et de respect.
À ma grande surprise, certains élus m’écoutent vraiment.

Petit à petit, je reprends confiance. J’arrête l’alcool avec l’aide d’un groupe de soutien. Je trouve un petit boulot dans une association qui distribue des repas chauds aux personnes sans-abri. Je deviens médiatrice entre la rue et les institutions.

Un soir d’hiver, alors que je distribue des couvertures près de Perrache, je tombe sur mon frère Paul. Il me regarde longuement avant de murmurer :
— Je suis désolé…
On pleure ensemble sous la pluie battante. Ce pardon marque le début d’une réconciliation fragile avec ma famille.

Aujourd’hui, trois ans après cette nuit où tout s’est effondré, je dirige un centre d’accueil pour femmes sans-abri à Lyon. Chaque matin, j’accueille celles qui arrivent avec leur valise et leur peur au ventre. Je leur dis ce que j’aurais aimé entendre :
— Ici tu es en sécurité. Ici tu as le droit de recommencer.

Parfois je repense à cette première nuit dehors et à tout ce que j’ai traversé. Est-ce que la société changera un jour son regard sur ceux qui tombent ? Combien de Claire faudra-t-il avant qu’on comprenne que personne n’est à l’abri ?