Après les applaudissements : Le silence de la chambre d’une mère

— Tu ne comprends jamais rien, maman !

La porte claque. Le silence retombe comme une chape de plomb sur la pièce. Je reste là, debout, la main tremblante sur la table, le cœur battant trop fort. C’est la voix de mon fils, Paul, qui résonne encore dans mes oreilles. Il est parti, furieux, comme tant de fois ces dernières années. Je ferme les yeux. J’ai soixante-deux ans aujourd’hui, et je ne sais plus comment parler à mes enfants.

Je m’appelle Marie. J’habite un petit appartement du 14e arrondissement de Paris, là où les immeubles gris se serrent les uns contre les autres comme pour se tenir chaud. Mon mari, Jacques, est parti il y a dix ans déjà, emporté par un cancer qui n’a laissé que des souvenirs et une absence immense. Depuis, je vis seule. Mes enfants, Paul et Claire, sont grands maintenant. Ils ont leur vie, leur travail, leurs soucis. Moi, je suis devenue un meuble qu’on déplace ou qu’on oublie.

Ce soir-là, après la dispute avec Paul, je me suis assise dans le fauteuil près de la fenêtre. J’ai regardé les lumières de la ville danser sur les toits mouillés. J’ai pensé à toutes ces années où j’ai couru partout pour eux : les goûters préparés à la hâte, les devoirs surveillés tard le soir, les vêtements repassés avec soin… Pour quoi ? Pour ce silence qui me dévore ?

Mon téléphone est posé sur la table basse. Je le regarde comme on attend un miracle. Peut-être qu’il va sonner. Peut-être que Claire va m’appeler pour me dire qu’elle rentre ce week-end. Mais non. Rien. Juste le tic-tac de l’horloge et le bruit lointain des voitures.

Je repense à ma mère à moi, à ses mains usées par le travail et à sa voix douce qui me disait toujours : « Tu verras, Marie, on récolte ce qu’on sème. » Mais qu’ai-je semé pour mériter cette solitude ? Ai-je trop donné ? Ou pas assez ?

Le lendemain matin, je croise Madame Lefèvre sur le palier. Elle me sourit tristement :
— Toujours pas de visite ?
Je secoue la tête.
— Ils sont occupés…
Elle pose sa main sur mon bras.
— Vous savez, ma fille non plus ne vient plus beaucoup. C’est comme ça aujourd’hui.

Je rentre chez moi avec un poids sur la poitrine. Est-ce vraiment comme ça pour tout le monde ? Est-ce normal d’attendre un appel qui ne vient jamais ?

Les jours passent. Je fais semblant d’être occupée : un peu de ménage, un peu de tricot… Mais tout cela sonne faux. Parfois, je vais au marché juste pour entendre des voix humaines autour de moi. J’écoute les conversations des autres mères :
— Tu as vu comme il a grandi ?
— Ma fille m’a offert un week-end à Deauville !
Je souris poliment, mais au fond de moi, une jalousie sourde grandit.

Un soir, je décide d’appeler Claire. Sa voix est pressée :
— Maman, je suis en réunion… Je te rappelle.
Elle ne rappelle pas.

Je me surprends à parler toute seule dans l’appartement.
— Tu te souviens, Paul, quand tu avais peur du noir ? Je restais assise près de ton lit jusqu’à ce que tu t’endormes…
Mais il n’y a que le vide pour m’écouter.

Un dimanche après-midi, je reçois enfin un message :
« Salut Maman, désolé pour l’autre jour. Je passe te voir bientôt. »
Mon cœur s’emballe. Je prépare son plat préféré, je range tout l’appartement. J’attends toute la journée devant la fenêtre. Mais il ne vient pas.

La nuit tombe sur Paris. Je me sens vieille et inutile. Je repense à toutes ces fois où j’ai préféré leur faire plaisir plutôt que de penser à moi. À toutes ces concessions faites sans rien demander en retour.

Un jour, je croise Claire par hasard dans la rue. Elle marche vite, téléphone collé à l’oreille.
— Claire !
Elle s’arrête, surprise.
— Maman ? Oh… Je suis pressée… On s’appelle ?
Elle m’embrasse à peine et disparaît dans la foule.

Je rentre chez moi en pleurant comme une enfant. Pourquoi est-ce si difficile d’être mère aujourd’hui ? Pourquoi nos enfants nous échappent-ils ainsi ? Est-ce la faute du monde moderne ? De moi ?

J’essaie d’en parler à mon amie Françoise lors d’un café.
— Tu sais, Marie, on ne nous a jamais appris à vieillir… Ni à laisser partir nos enfants.
Ses mots résonnent en moi longtemps après notre rencontre.

Un soir d’hiver, alors que la pluie frappe aux carreaux et que le vent hurle dans la cheminée, je prends une décision : je vais écrire une lettre à mes enfants. Pas pour leur faire des reproches, mais pour leur dire ce que j’ai sur le cœur.

« Mes chers enfants,
Je vous aime plus que tout au monde. Je sais que la vie est difficile et que vous avez vos propres combats à mener. Mais sachez que ma porte sera toujours ouverte pour vous. J’attends vos rires, vos histoires… Même un simple bonjour me ferait tellement plaisir.
Votre maman qui pense à vous chaque jour. »

Je glisse la lettre sous la porte de Paul lors d’une promenade dans son quartier. Pour Claire, j’envoie un mail – elle préfère ça.

Les jours passent encore. Rien ne change vraiment. Mais au fond de moi, quelque chose s’apaise : j’ai dit ce que j’avais à dire.

Parfois je me demande : est-ce que nos enfants réalisent ce que c’est d’attendre dans le silence ? Est-ce qu’ils comprendront un jour tout ce qu’on a donné par amour ? Peut-être que vous aussi, vous attendez ce coup de fil qui ne vient jamais… Qu’en pensez-vous ?