Les frontières du cœur : Histoire d’une mère française

« Maman, je t’en supplie… »

La voix de Thomas tremble au téléphone. Il est minuit passé, la ville de Lyon dort, mais moi, je ne dors plus depuis des années. Je serre mon portable si fort que mes jointures blanchissent. Mon fils, mon unique enfant, encore une fois, a besoin de moi. Mais ce soir, je sens que je n’ai plus rien à donner.

« Tu comprends pas, maman ! Ils vont venir chez moi si je ne paie pas demain matin ! »

Je ferme les yeux. J’entends dans sa voix la panique, la détresse. Mais aussi cette colère sourde, ce reproche qui me transperce : pourquoi je ne peux pas tout réparer ? Pourquoi je ne peux pas être la mère parfaite ?

Je m’appelle Sylvie, j’ai cinquante-trois ans. Je travaille comme caissière dans un supermarché du 7ème arrondissement. Depuis le divorce avec Jean-Marc, il y a dix ans, je me bats seule pour joindre les deux bouts. Thomas avait quinze ans quand son père est parti. Depuis, il n’a jamais vraiment grandi. Il a enchaîné les petits boulots, les échecs scolaires, les mauvaises fréquentations. Et moi, j’ai toujours été là pour le ramasser.

Mais ce soir, je suis au bord du gouffre.

« Thomas… Je n’ai plus d’argent. J’ai déjà pris un crédit pour toi l’an dernier. Je ne peux pas… »

Il hurle. Il pleure. Il raccroche.

Je reste là, dans ma cuisine minuscule, entourée de factures impayées et de souvenirs heureux qui semblent appartenir à une autre vie. Je pense à ma mère, à Saint-Étienne, qui me disait toujours : « On ne peut pas aimer pour deux. » Mais comment faire autrement ?

Le lendemain matin, je croise ma voisine, Madame Lefèvre, sur le palier.

— Vous avez mauvaise mine, Sylvie… Encore des soucis avec Thomas ?
— Oui… Il a encore des dettes.
— Vous savez… À force de l’aider, il ne s’en sortira jamais tout seul.

Je baisse les yeux. Tout le monde a un avis sur mon fils. Ma sœur Claire ne me parle plus depuis que j’ai refusé de lui demander de l’argent pour Thomas. Mon ex-mari m’a dit froidement : « Il doit apprendre à se débrouiller. » Mais c’est facile à dire quand on n’a jamais été là.

Le soir même, Thomas débarque chez moi sans prévenir. Il sent l’alcool et la cigarette froide. Il s’effondre sur le canapé.

— Maman… Je vais finir à la rue si tu ne fais rien.

Je sens la colère monter en moi.

— Et moi alors ? Tu crois que c’est facile ? Tu crois que j’ai envie de voir ma vie réduite à payer tes erreurs ?

Il me regarde comme un petit garçon perdu.

— Je suis désolé… Mais j’ai personne d’autre.

Je fonds en larmes. Je voudrais le prendre dans mes bras comme quand il était petit, mais je n’y arrive plus. Je suis fatiguée. Fatiguée d’être forte pour deux.

Les jours passent. Thomas disparaît parfois pendant des semaines. Puis il revient, affamé, sale, brisé. Un soir d’hiver, il frappe à ma porte avec un œil au beurre noir.

— Ils m’ont frappé… J’ai besoin d’aide.

Je l’accueille sans un mot. Je soigne ses blessures avec du coton imbibé d’alcool à 90°. Il grimace mais ne se plaint pas.

— Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu t’entêtes à tout gâcher ?

Il détourne le regard.

— J’sais pas… Peut-être parce que j’ai jamais su comment faire sans toi.

Cette phrase me hante pendant des nuits entières. Est-ce ma faute ? Est-ce que j’ai trop aimé ? Pas assez ?

Un dimanche matin, alors que je prépare un café amer dans ma cuisine glaciale, Claire débarque sans prévenir.

— Tu vas te tuer à force de vivre pour lui ! Tu ne vois pas qu’il te manipule ?
— C’est mon fils !
— Et alors ? Tu as aussi le droit de vivre !

Je m’effondre sur une chaise. Claire me prend la main.

— Tu dois poser des limites, Sylvie… Sinon tu vas y laisser ta santé.

Mais comment poser des limites à son propre enfant ? Comment regarder son fils souffrir sans rien faire ?

Quelques semaines plus tard, Thomas est arrêté pour vol à l’étalage dans une supérette du quartier. La police m’appelle au travail. Je quitte tout en panique pour aller le chercher au commissariat.

Dans la salle d’attente glaciale, il me dit :

— J’avais faim… J’avais plus rien.

Je lui serre la main très fort.

— Je ne peux plus continuer comme ça, Thomas… Je t’aime mais je ne peux plus tout porter seule.

Il baisse la tête. Pour la première fois, je vois dans ses yeux une lueur de compréhension… ou peut-être de résignation.

Depuis ce jour-là, j’ai commencé à dire non. À refuser de payer ses dettes. À lui proposer d’aller voir une assistante sociale avec moi. Il a refusé au début. Puis il a accepté d’aller consulter un psy du centre municipal.

Ce n’est pas un miracle. Il retombe parfois. Mais il essaie. Et moi aussi j’essaie d’apprendre à vivre pour moi-même.

Parfois je me demande : est-ce qu’on peut aimer trop fort ? Est-ce qu’une mère doit tout sacrifier pour son enfant ? Ou bien faut-il savoir lâcher prise pour qu’il apprenne enfin à voler de ses propres ailes ? Qu’en pensez-vous ?