Mon père m’a ignoré toute mon enfance, aujourd’hui il me demande pardon

« Tu ne vas pas ouvrir ? » La voix de ma mère résonne dans le couloir, tremblante, comme si elle savait déjà que je n’en avais pas la force. Je reste figée devant la porte d’entrée, le poing serré sur la poignée. De l’autre côté, j’entends sa respiration lourde, hésitante. Mon père. Après vingt ans de silence, il est là, sur le palier de mon appartement à Lyon, un bouquet de pivoines à la main – comme si quelques fleurs pouvaient effacer des années d’indifférence.

Je me souviens de tout. Des anniversaires oubliés, des bulletins scolaires signés sans un mot, des soirs où il rentrait trop tard pour me dire bonne nuit. Je me souviens surtout de ce vide immense, ce silence entre nous, plus lourd que n’importe quel reproche. Ma mère faisait de son mieux pour compenser, mais rien ne remplaçait la chaleur d’un père. « Il travaille beaucoup », disait-elle. Mais même les week-ends, il trouvait toujours une excuse pour s’éloigner : un match de foot avec ses amis, une réunion d’anciens collègues, ou simplement le besoin d’être ailleurs.

À l’école primaire, j’enviais mes camarades qui couraient dans les bras de leur papa à la sortie des classes. Moi, je guettais sa silhouette, espérant qu’un jour il viendrait me chercher. Mais il n’est jamais venu. J’ai appris à ne plus attendre. À l’adolescence, j’ai cessé de lui parler. Il semblait soulagé de mon silence.

Aujourd’hui, il est là. Je sens la colère monter en moi, mêlée à une tristesse sourde. J’ouvre la porte brusquement.

— Camille…

Sa voix est rauque, fatiguée. Il a vieilli. Ses cheveux sont plus gris que dans mes souvenirs. Il tend le bouquet vers moi.

— Je peux entrer ?

Je le laisse passer sans un mot. Ma mère s’éclipse discrètement dans la cuisine. Mon père s’assoit maladroitement sur le canapé du salon, comme un étranger dans sa propre famille.

— Je sais que je n’ai pas été un bon père…

Je serre les dents. Il continue :

— J’ai fait beaucoup d’erreurs. J’étais jeune, égoïste… Je croyais que pour aimer sa famille, il suffisait de subvenir à ses besoins matériels. Je n’ai pas compris que tu avais besoin de moi autrement.

Je sens mes yeux s’embuer. Je voudrais hurler : « Où étais-tu quand j’avais peur du noir ? Quand j’ai eu mon premier chagrin d’amour ? Quand maman a failli craquer sous le poids de tout porter seule ? » Mais aucun son ne sort.

Il baisse la tête.

— Je suis malade, Camille. Les médecins ne sont pas optimistes… J’aimerais qu’on se parle, avant qu’il ne soit trop tard.

Un silence glacial s’installe. Mon cœur bat la chamade. Est-ce pour ça qu’il revient ? Parce qu’il a peur de mourir seul ?

Je me lève brusquement et sors sur le balcon pour respirer. La ville bruisse sous mes pieds ; des enfants rient dans la cour en bas. Je ferme les yeux et revois la petite fille que j’étais, assise sur les marches du perron à attendre un père qui ne viendrait jamais.

Ma mère me rejoint doucement.

— Il regrette vraiment, tu sais…

Je secoue la tête.

— Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas avant ?

Elle soupire.

— Parce qu’on croit toujours qu’on a le temps…

Je retourne dans le salon. Mon père me regarde avec une détresse que je ne lui ai jamais vue.

— Je ne te demande pas d’oublier, Camille. Mais j’aimerais que tu me pardonnes…

Je m’assois en face de lui. Les mots sortent enfin :

— Tu m’as laissée seule toute mon enfance. Tu n’as jamais été là quand j’avais besoin de toi. Comment veux-tu que je fasse comme si rien ne s’était passé ?

Il ferme les yeux, une larme coule sur sa joue ridée.

— Je comprends… Je ne mérite peut-être pas ton pardon. Mais je voulais te dire que je t’aime, même si je ne l’ai jamais montré.

Un long silence s’installe. Je sens la colère se dissoudre peu à peu dans une immense fatigue. Pardonner… Est-ce possible ? Est-ce trahir l’enfant blessée en moi ? Ou est-ce enfin me libérer du poids du passé ?

Les jours passent. Mon père revient chaque semaine, parfois juste pour m’écouter jouer du piano ou regarder un film en silence à côté de moi. Il ne force rien ; il attend. Petit à petit, une forme de dialogue s’installe entre nous – maladroit, fragile, mais réel.

Un soir d’automne, alors que les feuilles tombent sur les trottoirs mouillés de Lyon, il me prend la main.

— Merci de me laisser une chance…

Je ne réponds pas tout de suite. Mais au fond de moi, quelque chose s’apaise enfin.

Aujourd’hui encore, je me demande : peut-on vraiment pardonner à ceux qui nous ont blessés si profondément ? Ou faut-il apprendre à vivre avec nos cicatrices et avancer malgré tout ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?