Ça fait si mal : Mes parents m’ont utilisé toute ma vie

« Tu comprends, Paul, on ne peut pas se permettre ce genre de dépenses. » La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, alors que je repose le paquet de pâtes premier prix dans le caddie. Mon père, silencieux, hoche la tête d’un air grave. J’ai quinze ans, et déjà, je sens le poids du monde sur mes épaules.

Ce soir-là, en rentrant dans notre petit appartement de Montreuil, je les entends discuter à voix basse dans la cuisine. « Il faut qu’il comprenne qu’on n’a pas les moyens », souffle ma mère. Mon père répond : « Il est assez grand maintenant. » Je serre les poings dans ma chambre, les larmes aux yeux. Pourquoi est-ce toujours à moi de porter leurs soucis ?

Les années passent et la situation ne fait qu’empirer. À chaque rentrée scolaire, c’est la même scène : « Paul, tu pourrais travailler un peu à côté du lycée, non ? Juste pour nous aider à payer l’électricité… » Je m’exécute, bien sûr. Je livre des pizzas le soir, je fais des ménages le week-end. Mes amis sortent, rient, vivent leur jeunesse. Moi, je compte les pièces jaunes pour acheter du pain.

Un jour, alors que je rentre d’un énième service de livraison sous la pluie, je trouve ma mère assise sur le canapé, les yeux rouges. « Paul, tu sais que sans toi, on ne s’en sortirait pas… » Elle me prend la main. « Tu es notre seul espoir. » Mon père détourne le regard, honteux ou indifférent — je ne sais plus.

À dix-huit ans, j’obtiens mon bac avec mention. Je rêve d’intégrer Sciences Po à Paris. Mais la veille des inscriptions, ma mère me tend une pile de factures : « On ne peut pas payer tout ça sans toi… » Mon père ajoute : « Tu pourrais trouver un boulot stable et rester à la maison ? » Je sens mon cœur se briser. Mes rêves s’effondrent sous le poids de leur détresse.

Je deviens caissier dans un supermarché du quartier. Tous les mois, je verse la moitié de mon salaire sur le compte familial. Ma mère me remercie d’un sourire triste ; mon père ne dit rien. Les années défilent ainsi, monotones et grises.

Un soir d’hiver, alors que je rentre tard du travail, j’entends des éclats de voix dans le salon.
— Il n’en fait jamais assez ! crie mon père.
— Mais il fait tout ce qu’il peut ! répond ma mère.
Je reste figé derrière la porte. Mon père reprend :
— On aurait dû avoir une meilleure vie…
Je sens la colère monter en moi. J’entre brusquement dans la pièce :
— Vous croyez que c’est facile pour moi ? Vous croyez que j’ai choisi cette vie ?
Ma mère fond en larmes. Mon père me fixe avec dureté :
— Tu nous dois bien ça après tout ce qu’on a sacrifié pour toi !
Je claque la porte et sors dans la nuit glaciale.

Je marche longtemps dans les rues désertes de Montreuil. Les lampadaires projettent des ombres tristes sur le bitume mouillé. Je pense à tout ce que j’ai abandonné pour eux : mes études, mes amis, mes rêves d’ailleurs. Ai-je vraiment eu le choix ?

Quelques semaines plus tard, je rencontre Camille au supermarché. Elle est nouvelle caissière et me sourit timidement. Peu à peu, elle devient mon rayon de soleil dans cette vie sombre. Un soir, elle me confie :
— Tu as l’air triste… Tu veux en parler ?
Je lui raconte tout. Elle m’écoute sans juger, puis pose sa main sur la mienne :
— Tu as le droit de penser à toi aussi.

Ses mots résonnent en moi comme une révélation. Pour la première fois depuis des années, j’ose imaginer une vie différente. Je commence à mettre de l’argent de côté en secret. Je rêve d’un petit appartement rien qu’à moi, loin des reproches et des factures.

Mais mes parents ne tardent pas à s’en rendre compte.
Un soir, ma mère fouille dans mes affaires et découvre mon livret d’épargne.
— Tu nous caches de l’argent ?! hurle-t-elle.
Mon père entre dans une colère noire :
— Après tout ce qu’on a fait pour toi !
Je tente de leur expliquer que j’ai besoin d’air, d’indépendance. Ils refusent d’entendre raison.

La tension devient insupportable. Un matin, je fais ma valise en silence. Ma mère pleure ; mon père me tourne le dos.
— Tu nous abandonnes…
Je ferme la porte derrière moi sans me retourner.

Aujourd’hui, j’ai vingt-six ans et je vis enfin pour moi-même. J’ai repris mes études par correspondance et je travaille toujours au supermarché. Camille est restée à mes côtés ; elle m’aide à croire en l’avenir.

Mais parfois, la culpabilité me ronge encore. Ai-je eu raison de partir ? Peut-on vraiment s’affranchir du poids familial sans devenir égoïste ? Est-ce que l’amour filial doit tout excuser ? Qu’en pensez-vous ?