J’ai chassé mon fils et sa femme : Suis-je une mauvaise mère ?
« Tu ne comprends jamais rien, maman ! » La voix de Julien résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. Je me revois, debout au milieu du salon, les mains tremblantes, le cœur battant à tout rompre. Claire, sa femme, croise les bras et détourne le regard, exaspérée. Il est vingt-deux heures passées, la lumière blafarde du plafonnier éclaire nos visages fatigués. Je me sens vieille, usée, vidée.
Cela fait trois ans que Julien et Claire vivent chez moi, depuis qu’ils ont perdu leur emploi et leur petit appartement à Villeurbanne. Au début, j’étais heureuse de pouvoir les aider. Après tout, n’est-ce pas le rôle d’une mère ? Mais très vite, les choses ont changé. Les petits gestes de gratitude se sont effacés, remplacés par des exigences : « Tu pourrais faire les courses », « On n’a plus de lessive », « Tu pourrais nous prêter un peu d’argent pour finir le mois ». Je me suis tue, j’ai encaissé. Je me suis dit que ça passerait.
Mais ce soir-là, tout a explosé. Julien venait de rentrer du bar avec ses amis. Il avait oublié d’acheter du pain comme je le lui avais demandé. Claire s’est plainte que je n’avais pas préparé le dîner. J’ai senti la colère monter en moi, une vague brûlante qui m’a submergée.
— Ça suffit ! ai-je crié. Je ne suis pas votre bonne !
Julien a éclaté de rire, un rire amer.
— Tu exagères toujours ! On ne te demande rien d’extraordinaire.
Claire a renchéri :
— C’est vrai, Marie. Tu dramatises tout. On est une famille, non ?
Famille… Ce mot m’a frappée en plein cœur. Où était la famille dans tout ça ? Où étaient les dimanches après-midi à jouer aux cartes, les repas partagés dans la joie ? Tout s’était dissous dans l’amertume et la routine.
Je me suis assise sur le canapé, la tête entre les mains. J’ai pensé à mon mari, Pierre, parti trop tôt d’un cancer. Il aurait su trouver les mots justes. Moi, je n’ai plus la force.
— Je veux que vous partiez, ai-je murmuré.
Un silence glacial a envahi la pièce. Julien m’a regardée comme si j’étais devenue folle.
— Tu plaisantes ? On n’a nulle part où aller !
— Ce n’est plus possible… Je ne dors plus, je pleure tous les soirs… Je ne me reconnais plus.
Claire a haussé les épaules :
— C’est facile pour toi de tout nous mettre sur le dos !
J’ai senti mes larmes couler sans pouvoir les arrêter. J’ai pensé à toutes ces nuits où je me suis levée pour bercer Julien quand il avait peur du noir. À toutes ces années où j’ai travaillé double pour qu’il ne manque de rien. Et maintenant ? J’étais devenue un obstacle sur leur chemin.
Ils sont partis deux jours plus tard. Quelques valises jetées à la hâte dans le couloir, des regards froids, des mots murmurés trop bas pour que je les comprenne. La porte a claqué. Le silence s’est abattu sur l’appartement comme une chape de plomb.
Depuis, je tourne en rond dans ce trois-pièces trop grand pour moi. Je regarde les photos de Julien enfant accrochées au mur : son sourire édenté à la plage de Palavas-les-Flots, son premier vélo devant l’immeuble… Où est passé ce petit garçon qui me disait « Je t’aime maman » avant de s’endormir ?
Les voisins m’évitent dans l’ascenseur. Ils ont entendu les cris, ils murmurent sûrement que je suis une mère indigne. Ma sœur Hélène m’a appelée :
— Tu aurais pu être plus patiente…
Mais la patience a ses limites. Je ne suis pas une sainte.
Parfois, je culpabilise. Je me demande si j’aurais pu faire autrement. Si j’ai raté quelque chose dans l’éducation de Julien. Si c’est ma faute s’il ne sait pas se débrouiller seul à trente ans passés.
D’autres fois, je me sens soulagée. Je redécouvre le plaisir du silence, du temps pour moi. Je lis enfin les romans qui prenaient la poussière sur l’étagère. Je cuisine pour une personne sans entendre de reproches.
Mais la nuit, l’angoisse revient. Et si Julien ne me pardonnait jamais ? Et si je restais seule jusqu’à la fin ?
Je repense à cette scène encore et encore. Ai-je été trop dure ? Ou bien ai-je simplement posé une limite nécessaire pour survivre ?
Je regarde par la fenêtre les lumières de Lyon qui scintillent au loin et je me demande :
« Peut-on être une bonne mère et dire stop ? Est-ce que l’amour maternel doit tout accepter, même l’ingratitude et le manque de respect ? »