« Suis-je seulement un distributeur ? » – Mon combat pour exister après des années de sacrifices pour ma famille
— Tu pourrais au moins me prêter pour la caution, maman ! Tu sais bien que sans toi, je n’y arriverai jamais !
La voix de Camille résonne dans le salon, tranchante, presque agressive. Je serre la poignée de mon sac, le cuir usé sous mes doigts. Je viens à peine de rentrer de Genève, après vingt ans passés à m’occuper des autres, à dormir dans des chambres d’employée, à compter les jours jusqu’aux vacances scolaires pour revoir mes filles. Et voilà que la première chose qu’on me demande, c’est encore de l’argent.
— Camille, souffle un peu… Je viens juste d’arriver. On peut parler d’autre chose ?
Ma cadette, Lucie, lève les yeux au ciel. Elle pianote sur son téléphone, indifférente. Je sens la colère monter, mais aussi une immense tristesse. Où est passée la tendresse ? Où sont les câlins du soir, les rires partagés ?
Je me souviens de ce matin d’hiver où j’ai quitté notre petit appartement de Dijon, une valise à la main, les joues mouillées de larmes. « Tu fais ça pour nous », m’avait dit leur père avant de claquer la porte. Il n’a pas attendu longtemps pour refaire sa vie ailleurs. Moi, j’ai tout donné : mes années, ma santé, mes rêves. J’ai envoyé chaque mois des virements pour payer leurs études, leurs vêtements, leurs vacances. J’ai raté leurs anniversaires, leurs premiers chagrins d’amour. J’ai tout raté… sauf l’essentiel : leur offrir un avenir.
Mais aujourd’hui, je ne reconnais plus mes filles. Elles sont devenues exigeantes, dures. Pour elles, je suis un portefeuille ambulant. Quand je tente d’évoquer mes propres difficultés — la fatigue, les douleurs dans le dos, la peur de vieillir seule — elles soupirent ou changent de sujet.
— Maman, tu exagères ! Tout le monde aide ses enfants aujourd’hui. Tu veux qu’on fasse comment ?
Le ton de Camille est sec. Lucie hausse les épaules :
— Si t’avais pas voulu qu’on ait une meilleure vie, fallait pas partir.
Je reste sans voix. Mon cœur bat trop fort. Je voudrais crier, pleurer, tout casser. Mais je me retiens. J’ai appris à encaisser.
Le soir venu, je m’enferme dans ma chambre d’amis — la mienne n’existe plus depuis longtemps. Sur le lit, une pile de factures m’attend : EDF, assurance santé, impôts locaux… Je fais les comptes : ma retraite suisse est correcte mais pas miraculeuse. Je pourrais enfin penser à moi : voyager un peu, m’inscrire à un atelier de peinture comme j’en rêvais jeune fille… Mais comment refuser à mes enfants ce que j’ai toujours donné ?
Je repense à ma propre mère, qui vivait avec nous dans son petit pavillon à Chalon-sur-Saône. Elle n’avait rien mais elle donnait tout : ses confitures maison, ses conseils maladroits mais sincères. Jamais je ne lui ai parlé comme ça.
Le lendemain matin, Camille frappe à la porte.
— Maman… Je suis désolée pour hier. Mais tu comprends pas… Ici c’est galère. Les loyers sont fous. Et puis Lucie a encore perdu son boulot…
Je soupire.
— Camille, tu crois que c’était facile pour moi ? Tu crois que j’ai aimé changer les draps des autres pendant vingt ans ? J’ai fait ça pour vous… Mais aujourd’hui j’ai besoin qu’on me voie autrement qu’un distributeur automatique.
Elle baisse les yeux. Un silence gênant s’installe.
— On t’aime tu sais… C’est juste qu’on a pris l’habitude…
Je sens les larmes monter.
— L’habitude de quoi ? De me demander sans jamais donner ? De ne jamais demander comment je vais ?
Lucie entre à son tour.
— Maman… On sait pas comment te parler parfois. T’étais jamais là…
La phrase claque comme une gifle. Je voudrais lui expliquer que mon absence était un acte d’amour. Mais comment le pourraient-elles comprendre ?
Les jours passent et le malaise grandit. À table, les discussions tournent court. Chacune vit dans sa bulle : Camille cherche un nouvel appartement sur Le Bon Coin ; Lucie envoie des CV sans conviction ; moi je rêve d’un ailleurs où je serais enfin libre.
Un soir, je décide d’aller marcher sur les quais de la Saône. L’air est doux, les lumières de la ville se reflètent sur l’eau noire. Je croise des couples qui rient, des familles qui se promènent main dans la main. J’envie leur complicité.
Je m’assois sur un banc et sors mon téléphone. J’hésite à appeler une amie rencontrée en Suisse — Hélène — qui m’a souvent dit : « Il faut penser à toi maintenant ! » Mais j’ai peur d’être égoïste.
Soudain un message arrive : « Maman tu rentres bientôt ? On a besoin de toi pour remplir un dossier CAF… »
Je souris tristement.
Le lendemain matin je prends une décision :
— Les filles, il faut qu’on parle.
Elles s’installent autour de la table, méfiantes.
— Je vous aime plus que tout au monde. Mais je ne peux plus continuer comme ça. J’ai besoin qu’on me respecte et qu’on me considère autrement que comme une tirelire sur pattes. J’ai envie de vivre aussi…
Camille éclate :
— Mais tu vas nous laisser tomber ? Après tout ce que t’as fait ?
Je prends une grande inspiration.
— Non Camille. Je ne vous laisse pas tomber. Mais je veux qu’on apprenne à s’aimer autrement. À se parler vraiment.
Lucie pleure en silence.
Ce soir-là, pour la première fois depuis longtemps, nous restons ensemble autour d’un thé chaud sans parler d’argent ni de problèmes matériels. Juste nous trois, maladroites mais sincères.
Est-ce le début d’un nouveau chapitre ? Ou bien suis-je condamnée à n’être qu’un distributeur pour celles que j’aime le plus au monde ? Est-ce qu’on peut vraiment réapprendre à être une famille après tant d’années de distance et de non-dits ? Qu’en pensez-vous ?