« On est venus fêter, mais tu ne veux pas ouvrir la porte ! » – Chronique d’un huis clos familial à Lyon
« Claire, ouvre-nous ! On est venus pour fêter Noël, tu ne vas pas nous laisser dehors ! »
Le ton de ma belle-mère, Monique, résonnait derrière la porte d’entrée. Je restais figée dans le couloir, les mains tremblantes, le cœur battant à tout rompre. Les lumières du sapin clignotaient dans le salon, les odeurs de dinde rôtie et de marrons flottaient dans l’air, mais tout en moi criait : « Non. Pas cette fois. »
Je n’avais pas dormi depuis deux nuits, à force de préparer ce repas. Depuis que j’avais épousé Julien il y a six ans, chaque fête était devenue un marathon : Noël, Pâques, anniversaires, même la fête des voisins. Toujours chez nous, toujours à mes frais, toujours sur mes épaules. Julien, lui, trouvait ça normal : « C’est la tradition, Claire. Tu cuisines si bien ! »
Mais ce soir-là, alors que je posais la dernière bûche sur la table, j’ai senti une colère sourde monter en moi. Je me suis revue l’an dernier, seule à la cuisine pendant que Monique critiquait la cuisson du chapon et que mon beau-père, Gérard, racontait pour la centième fois ses souvenirs d’Algérie à mes enfants qui n’écoutaient déjà plus.
Julien est arrivé derrière moi, son téléphone à la main :
— Ils sont là. Tu viens ouvrir ?
J’ai secoué la tête.
— Non. Pas ce soir.
Il m’a regardée comme si je venais de perdre la raison.
— Tu plaisantes ? Ils sont dehors !
J’ai senti les larmes monter.
— Je n’en peux plus, Julien. Je ne veux plus être leur bonne à tout faire. Je veux juste… qu’on soit nous. Juste une fois.
Il a soupiré, excédé :
— Tu exagères. C’est juste un repas.
Mais ce n’était pas « juste un repas ». C’était chaque fois la même histoire : Monique qui inspecte la nappe pour vérifier qu’elle est bien repassée, Gérard qui se sert le premier sans attendre personne, ma belle-sœur Sophie qui arrive les bras ballants et repart avec des restes emballés par mes soins. Et moi qui souris, qui dis « ça me fait plaisir », alors que je rêve de m’enfuir.
Derrière la porte, Monique insistait :
— Claire ! On a fait tout ce chemin depuis Villeurbanne ! Tu vas pas nous laisser dehors comme des chiens !
J’ai fermé les yeux. J’entendais mes enfants chuchoter dans le couloir :
— Maman, pourquoi mamie crie ?
J’ai pris une grande inspiration.
— Parce que maman est fatiguée, mon cœur. Parce que maman voudrait qu’on fête Noël juste entre nous.
Julien a haussé le ton :
— Tu vas leur faire honte ! Toute la famille va en parler !
J’ai éclaté :
— Et moi ? Qui parle de moi ? Qui voit que je m’épuise ? Que je n’ai plus envie de ces fêtes où je ne suis qu’une ombre ?
Le silence s’est installé. Puis un coup sec contre la porte.
— Claire ! Ouvre immédiatement ou je te jure que…
J’ai reculé d’un pas. Les souvenirs ont défilé : les remarques sur ma façon d’élever les enfants (« Tu es trop laxiste »), sur mon travail (« Tu devrais arrêter de bosser et t’occuper de ta maison »), sur mes origines (« Chez vous à Grenoble, vous ne savez pas recevoir »). Chaque mot planté comme une aiguille sous ma peau.
Julien s’est approché de la porte pour ouvrir. J’ai posé ma main sur son bras.
— Si tu ouvres cette porte ce soir, je pars.
Il m’a regardée avec une incompréhension totale. Pour lui, c’était impensable de refuser l’entrée à sa famille. Mais pour moi, c’était vital. J’avais besoin qu’il comprenne que je n’étais pas un robot programmé pour satisfaire tout le monde.
Dehors, Monique pleurait maintenant :
— On voulait juste être ensemble… C’est Noël…
J’ai senti mon cœur se serrer. Mais je n’ai pas cédé. J’ai pris mes enfants dans mes bras et je leur ai dit :
— Ce soir, on va faire un vrai Noël. Un Noël où on rit sans se juger. Où on mange avec les doigts si on veut. Où maman ne pleure pas dans la cuisine.
Julien est resté planté là, indécis entre sa mère et moi. Finalement, il a laissé retomber sa main et s’est assis sur le canapé sans un mot.
Les minutes ont passé. Les voix dehors se sont tues. J’ai entendu une voiture démarrer. Puis plus rien.
Nous avons mangé tous les quatre autour de la table. Les enfants ont ri en se lançant des marrons chauds. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai senti une paix étrange m’envahir.
Plus tard dans la soirée, Julien a murmuré :
— Tu crois qu’ils vont te pardonner ?
J’ai haussé les épaules.
— Je ne sais pas. Mais est-ce qu’on doit toujours tout sacrifier pour ne pas faire de vagues ? Est-ce mal de dire stop quand on n’en peut plus ?
Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour préserver votre équilibre ? Est-ce égoïste de vouloir s’écouter enfin ?