Cendres et cicatrices : L’histoire de Camille du quartier HLM

« Arrête, papa ! » Ma voix tremblait, mais il ne m’entendait pas. Le salon sentait la bière renversée et la colère. Ma mère, Anne, gisait sur le carrelage froid, une trace rouge sur la joue. Mon père, Gérard, titubait, les yeux injectés de sang. J’avais douze ans et je savais déjà que l’enfance ne reviendrait plus.

Les voisins du quatrième étage avaient appelé les pompiers. Je me souviens des gyrophares qui clignotaient dans la nuit du quartier HLM de Saint-Denis, des regards curieux derrière les rideaux jaunis. Ma mère a été emmenée à l’hôpital. Moi, j’ai passé la nuit chez ma tante Sylvie, à écouter les disputes étouffées de ses propres enfants. « Tu sais, Camille, il faut être forte », m’a-t-elle dit en me serrant contre elle. Mais comment être forte quand on a l’impression d’être déjà brisée ?

À l’école, je faisais semblant. Je riais avec Chloé et Mehdi, je faisais mes devoirs consciencieusement. Mais le soir, en rentrant dans notre petit appartement du bloc C, le silence pesait. Ma mère ne parlait plus beaucoup. Elle fumait à la fenêtre, regardant les lumières de la ville comme si elle cherchait une issue. Mon père n’est jamais revenu vivre avec nous. Il a disparu dans un autre quartier, laissant derrière lui des dettes et des souvenirs empoisonnés.

Les années ont passé. J’ai grandi avec la peur au ventre et la rage au cœur. À seize ans, j’ai commencé à écrire dans un vieux cahier trouvé dans la cave. J’y notais tout : les cauchemars, les cris étouffés, les rêves d’ailleurs. Un jour, ma mère a lu quelques pages. Elle a pleuré longtemps, puis m’a serrée fort contre elle : « On va s’en sortir, ma fille. »

Mais s’en sortir, c’est quoi ? Quand on vit dans un quartier où les ascenseurs tombent en panne tous les deux jours, où les dealers squattent le hall d’entrée et où la honte colle à la peau comme une seconde nature ? J’ai vu trop de copines tomber dans la spirale de la colère ou de l’oubli : Pauline qui s’est mise à sécher les cours, Karim qui a fini en foyer après avoir frappé son beau-père.

À dix-huit ans, j’ai rencontré Thomas au lycée professionnel. Il était drôle, passionné de musique, et surtout il ne posait pas de questions sur mon passé. Avec lui, j’ai cru que je pouvais tout recommencer. Mais la peur ne disparaît pas si facilement. Un soir, alors qu’on se disputait pour une broutille, il a haussé le ton et j’ai reculé d’instinct. Il a vu mon regard paniqué et s’est arrêté net : « Camille… je ne te ferai jamais de mal. »

J’ai compris ce soir-là que mes cicatrices étaient toujours là, invisibles mais brûlantes. J’ai commencé une thérapie avec une assistante sociale du centre municipal. Elle s’appelait Madame Lefèvre et elle avait cette douceur dans la voix qui donnait envie de tout raconter. « Tu n’es pas responsable de ce que tu as vécu », répétait-elle sans cesse.

Ma mère aussi a essayé d’avancer. Elle a trouvé un emploi à mi-temps dans une boulangerie du centre-ville. On riait parfois en préparant le dîner ensemble, mais il y avait toujours cette tristesse dans ses yeux quand elle croyait que je ne regardais pas.

Un jour d’automne, mon père est revenu. Il avait vieilli, les cheveux gris et le dos voûté. Il voulait « demander pardon ». Ma mère a refusé de le voir. Moi… je ne savais pas quoi faire. Il m’attendait devant l’immeuble avec un bouquet de fleurs fanées.

— Camille… Je sais que j’ai été un monstre. Je voudrais juste… que tu me pardonnes.

Je suis restée là, figée entre la colère et la pitié. Je revoyais ma mère sur le sol, moi recroquevillée sous la table…

— Tu crois qu’un bouquet suffit ? Tu crois que ça efface tout ?

Il a baissé les yeux.

— Non… Mais je veux essayer d’être meilleur.

Je n’ai rien répondu. J’ai tourné les talons et je suis montée chez moi en courant.

Cette nuit-là, j’ai pleuré comme jamais depuis des années. J’avais envie de hurler ma douleur à tout l’immeuble, à toute la ville.

Aujourd’hui j’ai vingt-cinq ans. Je vis toujours à Saint-Denis mais j’ai un petit studio à moi et je travaille comme éducatrice auprès d’enfants en difficulté. Parfois je croise mon père au marché ; il me salue timidement et je réponds d’un signe de tête. Ma mère vit toujours dans le même appartement mais elle sourit plus souvent maintenant.

J’aide les enfants à mettre des mots sur leurs peurs comme Madame Lefèvre l’a fait pour moi. Mais au fond… ai-je vraiment pardonné ? Peut-on vraiment tourner la page quand on porte encore les cicatrices ?

Et vous… avez-vous déjà réussi à pardonner l’impardonnable ?