Le journal qui a tout bouleversé : Retour dans l’appartement de ma mère
« Tu n’as pas oublié les clés, au moins ? » La voix de ma sœur, Camille, résonne dans la cage d’escalier, sèche, presque agressive. Je serre le trousseau dans ma main moite. Non, je n’ai rien oublié. Comment pourrais-je ? Aujourd’hui, je reviens pour la première fois dans l’appartement de Maman depuis son décès. Les murs gris du couloir semblent m’écraser. J’ai l’impression d’étouffer.
Camille me devance, impatiente. Elle pousse la porte d’un geste brusque. L’odeur familière du savon de Marseille et du linge propre me saute au visage. Tout est resté figé, comme si Maman allait surgir du salon, sourire aux lèvres, un tablier autour de la taille. Mais non. Il n’y a que le silence, épais, pesant.
« On ne va pas y passer la journée », grogne Camille en posant son sac sur la table. Elle n’a jamais eu de patience pour les souvenirs. Moi, je reste plantée dans l’entrée, incapable d’avancer. Mon regard se pose sur le buffet en bois verni, celui où Maman rangeait ses carnets, ses lettres, ses secrets.
C’est alors que la porte s’ouvre à nouveau. Madame Lefèvre, la voisine du dessus, entre timidement. « Excusez-moi de vous déranger… J’ai quelque chose pour vous. » Elle me tend un petit cahier à la couverture usée. « Votre mère me l’a confié avant… enfin… elle voulait que ce soit vous qui le lisiez. »
Je prends le carnet, les mains tremblantes. Camille lève les yeux au ciel : « Encore ses histoires… » Mais moi, je sens déjà une boule se former dans ma gorge. Je reconnais l’écriture fine et penchée de Maman sur la première page : « Pour Élodie, quand tu seras prête à comprendre. »
Je m’assois sur le vieux canapé vert, celui où elle s’asseyait pour tricoter en regardant les infos. J’ouvre le journal. Les mots me sautent au visage :
« 12 mars 1998 : Aujourd’hui, j’ai menti à Élodie. Je n’ai pas eu le courage de lui dire la vérité sur son père… »
Je sens le sang quitter mon visage. Mon père ? Celui qui est parti quand j’avais six ans ? Celui dont on ne parlait jamais ?
Camille s’approche malgré elle, attirée par mon silence. « Qu’est-ce qu’il y a ? »
Je lis à voix haute :
« Je voulais protéger mes filles. Mais comment leur dire que leur père n’est pas parti à cause d’un autre amour ? Comment leur expliquer qu’il était malade, qu’il avait besoin d’aide et que je n’ai pas su l’aider ? »
Je relis la phrase plusieurs fois. Toute ma vie, j’ai cru que Papa nous avait abandonnées pour une autre femme. J’ai nourri une rancœur sourde contre lui… et contre Maman aussi, parfois.
Camille s’assied à côté de moi, plus pâle que jamais. « Elle savait… Elle savait qu’on souffrait… »
Je tourne les pages. Les mots de Maman sont crus, douloureux :
« J’ai peur qu’Élodie me déteste si elle apprend que j’ai menti. Mais comment expliquer à une enfant que son père souffrait de dépression ? Que j’ai eu peur qu’il nous fasse du mal… ou qu’il se fasse du mal à lui-même ? »
Les souvenirs affluent : les cris derrière la porte fermée, les silences lourds au petit-déjeuner, les absences soudaines de Papa.
Camille éclate : « Pourquoi elle ne nous a rien dit ? On aurait compris ! »
Mais au fond de moi, je sais que ce n’est pas si simple. À l’époque, personne ne parlait de dépression. Surtout pas dans notre quartier populaire de Nantes où tout le monde se surveillait du coin de l’œil.
Je continue ma lecture, page après page. Je découvre une femme que je ne connaissais pas : fragile, pleine de doutes, mais aussi incroyablement forte pour avoir tenu bon toutes ces années.
« 5 juin 2002 : Élodie a eu son premier chagrin d’amour aujourd’hui. J’aimerais tant lui dire que la vie n’est pas toujours juste… mais qu’il faut continuer d’aimer malgré tout. »
Je pleure en silence. Camille me prend maladroitement la main.
Nous passons des heures à lire ensemble ce journal qui nous révèle une mère différente : pas seulement la femme autoritaire qui nous grondait pour nos notes ou nos retards, mais une femme blessée par la vie, qui a fait des choix difficiles pour nous protéger.
À mesure que la nuit tombe sur l’appartement silencieux, je sens quelque chose se fissurer en moi : la colère laisse place à la compréhension, puis à une immense tristesse.
Camille murmure : « On devrait peut-être lui pardonner… »
Je hoche la tête sans trouver les mots.
Avant de partir, je referme doucement le journal et le glisse dans mon sac. Je regarde une dernière fois autour de moi : chaque objet semble chargé d’une nouvelle signification.
Sur le palier, Camille me serre dans ses bras pour la première fois depuis des années.
En descendant l’escalier, je me demande : combien de familles vivent avec des secrets par peur du regard des autres ? Et si on osait parler plus tôt… est-ce que tout aurait été différent ?