« J’ai dit à Madame Dubois que je n’en pouvais plus d’être sa petite main »
« Tu pourrais passer me chercher mes médicaments, s’il te plaît ? » La voix de Madame Dubois résonne dans le couloir, tremblante mais insistante. Je serre les poings sur la poignée de ma porte. Il est 20h, je rentre du travail, lessivée, et je n’ai qu’une envie : m’effondrer sur mon canapé. Mais la culpabilité me ronge. Depuis un an, depuis que Madame Dubois est clouée au lit, c’est moi qui fais tout : les courses, la pharmacie, parfois même la toilette. Sa fille, Claire, habite à Paris avec ses deux enfants et ne vient presque jamais. « Tu comprends, maman, avec les petits et le boulot… » Je l’ai entendue mille fois au téléphone.
Ce soir-là, pourtant, quelque chose craque en moi. Je pose mon sac dans l’entrée et je frappe doucement chez Madame Dubois. Elle m’attend déjà, les yeux brillants d’espoir. « Je suis désolée, mais je n’en peux plus », je lâche d’une voix étranglée. « Je ne peux plus être ta petite main à chaque instant. » Elle me regarde, décontenancée. « Mais… qui va m’aider ? »
Je sens la colère monter, mêlée à une tristesse immense. « Et ta fille ? Pourquoi elle ne vient jamais ? Pourquoi c’est toujours moi ? » Le silence s’installe, lourd. Madame Dubois détourne les yeux. « Claire a sa vie… Elle dit qu’elle n’a pas de place pour moi chez elle. »
Je me souviens de la première fois où j’ai aidé Madame Dubois : c’était pour porter ses sacs de courses. Elle m’avait remerciée avec un sourire timide et un gâteau fait maison. Puis il y a eu les rendez-vous médicaux, les nuits d’angoisse où elle m’appelait parce qu’elle avait peur de mourir seule. Petit à petit, j’ai pris la place de sa famille. Mais à quel prix ?
Mon propre fils, Thomas, me reproche de ne plus être disponible pour lui. « Tu passes plus de temps chez la voisine qu’avec moi ! » Il a raison. Mon mari, Luc, s’agace aussi : « On n’est pas une association caritative ! » Mais comment refuser à une vieille dame seule ?
Le lendemain matin, je croise Claire dans le hall de l’immeuble. Elle est venue en coup de vent déposer des vêtements propres à sa mère. Je l’arrête : « Vous savez que votre mère a besoin de plus d’aide ? Je ne peux plus tout faire seule. » Elle soupire, l’air excédé : « Je fais ce que je peux ! J’ai deux enfants en bas âge et un boulot prenant… Vous croyez que c’est facile ? »
Je sens mes joues brûler. « Non, ce n’est pas facile. Mais ce n’est pas à moi d’assumer tout ça. » Claire hausse les épaules et s’éloigne sans un mot.
Les jours passent et Madame Dubois ne m’appelle plus. Je culpabilise affreusement. J’entends parfois sa télévision allumée tard le soir, ou ses sanglots étouffés à travers la cloison. J’en parle à Luc : « On ne peut pas la laisser comme ça… » Mais il secoue la tête : « Tu as déjà assez donné. Il faut que sa famille prenne le relais. »
Un matin, les pompiers débarquent dans l’immeuble. Madame Dubois a fait une chute en essayant d’atteindre la salle de bain seule. Je me précipite chez elle, le cœur battant. Elle me regarde avec des yeux pleins de reproches et de détresse : « Tu m’as abandonnée… »
Je fonds en larmes devant elle et devant les pompiers médusés. « Je suis désolée… Je n’y arrivais plus… »
À l’hôpital, Claire arrive enfin, furieuse : « Comment avez-vous pu la laisser seule ?! » Je lui rends son regard : « Et vous ? Où étiez-vous pendant tout ce temps ? »
Le médecin nous explique qu’il faudra envisager une aide à domicile ou une maison de retraite. Claire éclate en sanglots : « Je ne veux pas qu’elle parte… Mais je ne peux pas faire plus… »
Je rentre chez moi vidée, rongée par la culpabilité et la colère mêlées. Thomas me prend la main : « Tu as fait ce que tu pouvais, maman… »
Mais ai-je vraiment fait assez ? Ou trop ? Où est la limite entre l’entraide et le sacrifice de soi ? Est-ce normal que tant de personnes âgées soient abandonnées ainsi en France ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Jusqu’où iriez-vous pour aider votre voisin ou voisine ?