Entre Deux Feux : Le Combat de Ma Vie
« Tu ne comprends rien, maman ! » Ma voix résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Les assiettes tremblent sur la table, et le silence qui suit est plus lourd que n’importe quel cri. Ma mère, les mains crispées sur le torchon, me regarde avec une tristesse que je n’avais jamais vue dans ses yeux. Mon frère, Paul, baisse la tête, fuyant le champ de bataille. C’est un soir d’hiver à Lyon, la neige tombe dehors, mais à l’intérieur, c’est un incendie.
Tout a commencé par une histoire de choix d’études. J’ai 22 ans, en licence de lettres modernes, et je rêve de théâtre. Ma mère veut que je devienne professeure, « un vrai métier », dit-elle. Mais moi, je veux écrire, jouer, vivre autrement. Ce soir-là, la discussion a dégénéré. Les mots ont fusé : « égoïste », « ingrate », « irresponsable ». J’ai claqué la porte, laissant derrière moi une famille en ruines.
Je me suis réfugiée chez mon grand-père, Henri. Il habite un petit appartement au dernier étage d’un immeuble du Vieux Lyon. Il m’a accueillie sans un mot, m’a tendu une tasse de thé et s’est assis en face de moi. Après un long silence, il a murmuré :
— Tu sais, Camille, chacun porte en lui deux flammes. L’une brûle de colère et de rancœur, l’autre de pardon et de paix. Toute ta vie, elles se battront pour dominer ton cœur.
J’ai haussé les épaules. À ce moment-là, je ne voulais pas entendre ses leçons de sagesse. Je voulais qu’on me donne raison.
Les jours ont passé. Je dormais mal, hantée par les mots échangés avec ma mère. Paul m’envoyait des messages : « Reviens à la maison », « Maman pleure tous les soirs ». Mais ma fierté me retenait. Je me suis plongée dans mes répétitions au théâtre universitaire. Sur scène, je criais ma rage, je pleurais des larmes qui n’étaient pas toutes feintes.
Un soir, après une répétition tardive, j’ai croisé mon grand-père dans la cuisine. Il préparait une soupe à l’oignon comme il savait si bien le faire.
— Tu sais pourquoi ta mère insiste autant ? m’a-t-il demandé sans lever les yeux.
— Parce qu’elle ne me comprend pas.
Il a souri tristement.
— Parce qu’elle a peur pour toi. Elle a connu la précarité, elle veut t’éviter ça. Mais elle ne sait pas comment te le dire autrement qu’en te blessant.
J’ai senti une boule dans ma gorge. Pour la première fois, j’ai vu ma mère non pas comme une ennemie, mais comme une femme qui avait ses propres peurs et blessures.
Mais la colère était tenace. Je me disais que c’était à elle de faire le premier pas. Les semaines ont passé, et l’hiver s’est installé pour de bon. Un matin de janvier, Paul m’a appelée en larmes :
— Maman est à l’hôpital…
Le monde s’est arrêté. J’ai couru à l’hôpital Édouard Herriot sous la neige fondue. Ma mère avait fait un malaise cardiaque. Je l’ai trouvée pâle, fragile, branchée à des machines qui bipaient doucement.
J’ai fondu en larmes à son chevet.
— Pardon… Pardon pour tout…
Elle a ouvert les yeux et m’a serrée contre elle aussi fort qu’elle le pouvait.
— Je t’aime, Camille… Je veux juste que tu sois heureuse…
À cet instant, j’ai compris ce que voulait dire mon grand-père : les deux flammes étaient là en moi. La colère aurait pu tout détruire ; le pardon m’a sauvée.
Après sa sortie de l’hôpital, nous avons beaucoup parlé. J’ai accepté de finir ma licence tout en continuant le théâtre en parallèle. Ma mère a accepté de venir me voir jouer pour la première fois. Paul a retrouvé son sourire.
Mais parfois, la colère revient frapper à ma porte. Je repense aux mots d’Henri :
— La flamme qui gagne est celle que tu nourris.
Aujourd’hui encore, je me demande : combien de familles se déchirent parce qu’on laisse la mauvaise flamme prendre le dessus ? Et vous, quelle flamme nourrissez-vous chaque jour ?