Quand j’ai quitté Camille : Reconstruire le lien après l’absence
« Tu pars encore ? »
La voix de Camille, tremblante, résonne dans le couloir. Je serre la poignée de ma valise, incapable de soutenir son regard. C’était un matin de septembre, la rentrée venait d’avoir lieu à notre petite école de quartier à Nantes. Ma femme, Sophie, restait figée dans l’encadrement de la porte, les bras croisés sur sa poitrine comme pour se protéger de l’inévitable. J’avais accepté ce poste à Montréal, persuadé que c’était la seule façon d’assurer un avenir meilleur à ma famille. Mais à cet instant précis, face aux yeux rougis de ma fille, je me suis demandé si je n’étais pas en train de tout perdre.
« Je reviens vite, ma puce », ai-je murmuré. Mais ni elle ni moi n’y croyions vraiment.
Les années ont filé. Skype, les lettres, les colis remplis de souvenirs du Québec – rien ne remplaçait ma présence. Camille grandissait sans moi. J’ai raté ses premiers chagrins d’amour, ses compétitions de natation, ses disputes avec sa mère. Sophie m’envoyait des photos : Camille souriante devant la Tour Bretagne, Camille soufflant ses bougies entourée d’amis que je ne connaissais pas. À chaque image, une pointe de jalousie et de tristesse me transperçait.
À Montréal, tout le monde me félicitait : « Tu as eu du courage de tout quitter pour offrir mieux à ta famille ! » Mais personne ne voyait les soirs où je restais seul dans mon studio, le téléphone collé à l’oreille, espérant entendre autre chose que des silences gênés ou des réponses monosyllabiques.
Un soir d’hiver, alors que la neige recouvrait les trottoirs et que les lumières de Noël clignotaient derrière ma fenêtre, j’ai reçu un message de Sophie : « Camille ne veut plus te parler. Elle dit que tu l’as abandonnée. »
J’ai relu ces mots des dizaines de fois. Abandonnée. Le mot me hantait.
Les années ont passé. J’ai fini par rentrer en France, le cœur lourd et les tempes blanchies. Sophie et moi nous sommes séparés – trop d’années à vivre chacun de notre côté. Camille avait vingt ans. Elle vivait déjà en colocation à Rennes, étudiante brillante mais farouchement indépendante. Nos retrouvailles furent glaciales :
— Salut papa.
— Salut Camille… Tu vas bien ?
— Je vais bien. J’ai cours dans une heure.
Je n’étais plus qu’un étranger dans sa vie.
J’ai tenté maladroitement de rattraper le temps perdu : invitations à déjeuner, messages pour son anniversaire, petits cadeaux sans importance. Mais rien n’y faisait. Camille restait polie mais distante. Un mur invisible s’était dressé entre nous.
Un jour, alors qu’elle avait vingt-sept ans et venait d’obtenir un poste d’ingénieure à Paris, elle m’a appelé en larmes : « Papa… Je crois que j’ai besoin de toi. »
Je me suis précipité dans le premier train pour Paris. Dans un café du 11e arrondissement, elle m’a avoué sa peur de l’échec, son sentiment d’être toujours « celle qui doit se débrouiller seule ». Elle m’a reproché mon absence, mon silence lors des moments importants.
— Tu sais ce que ça fait d’attendre un appel qui ne vient jamais ?
Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai juste pris sa main dans la mienne.
Depuis ce jour-là, nous avons commencé un lent travail de reconstruction. J’ai accepté d’entendre sa colère sans me justifier sans cesse. Elle a accepté mes maladresses et mes tentatives parfois ratées de me rapprocher d’elle.
Un dimanche après-midi, alors que nous marchions le long des quais de la Seine, elle s’est arrêtée brusquement :
— Pourquoi tu es vraiment parti ?
J’ai senti ma gorge se nouer.
— J’avais peur… Peur de ne pas être à la hauteur ici. Peur que tu manques de tout ce dont moi j’avais manqué enfant. Je croyais bien faire…
Elle a soupiré longuement.
— Tu sais ce qui m’a le plus manqué ? Ce n’était pas l’argent ou les cadeaux du Canada… C’était toi.
Ses mots m’ont frappé en plein cœur.
Aujourd’hui, Camille a trente-deux ans. Nous nous voyons régulièrement. Elle m’invite parfois chez elle pour dîner avec ses amis – je découvre une femme forte et sensible à la fois. Parfois, elle me prend dans ses bras sans raison apparente et je sens que quelque chose s’est réparé entre nous.
Mais il reste des cicatrices. Parfois encore, je me demande si j’ai fait le bon choix il y a vingt ans. Si j’aurais pu être un meilleur père en restant auprès d’elle plutôt qu’en cherchant à lui offrir une vie meilleure ailleurs.
Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qu’on a brisé ? Est-ce que l’amour suffit à combler les années perdues ? Qu’en pensez-vous ?