Le Silence de la Table Familiale
— Tu ne vas quand même pas postuler à Sciences Po, Claire ? Tu sais très bien que ce n’est pas pour nous, ce genre d’école !
La voix de mon père résonne encore dans la petite cuisine de notre appartement à Montreuil. Ma mère, assise en face de moi, baisse les yeux sur son assiette. Je sens la colère monter, mais aussi la tristesse. Pourquoi ce rêve serait-il interdit ?
Je serre la lettre d’admission entre mes doigts tremblants. Je l’ai reçue ce matin, après des mois d’attente et d’espoir. Mais la joie s’est vite transformée en angoisse. Mon père, ouvrier depuis trente ans, n’a jamais cru à ces histoires d’ascension sociale. « Les grandes écoles, c’est pour les fils de notaires, pas pour les enfants d’immigrés », répète-t-il souvent. Pourtant, je suis née ici, j’ai grandi ici. Mon prénom est français, mais mon visage rappelle à certains que mes racines viennent d’ailleurs.
— Papa, j’ai travaillé dur pour ça. J’ai eu mention très bien au bac, j’ai fait tous les dossiers toute seule…
Il me coupe :
— Et tu crois qu’ils vont te donner une bourse ? Tu crois que ça va suffire ? On n’a pas les moyens, Claire !
Ma mère pose sa main sur la sienne. Elle murmure :
— Laisse-la essayer…
Mais il se lève brusquement et quitte la pièce. Le silence retombe, lourd comme une chape de plomb. Je sens les larmes me monter aux yeux. Ma mère me regarde enfin :
— Tu sais que je suis fière de toi. Mais il a peur… Il a peur que tu sois déçue, que tu souffres.
Je hoche la tête. Mais au fond de moi, je refuse de renoncer. Je pense à mes professeurs qui m’ont encouragée, à mon amie Sophie qui m’a aidée à préparer l’oral. Je pense aussi à tous ces regards dans le métro, à ces remarques sur mon nom de famille lors des inscriptions scolaires.
Le lendemain matin, je reçois un mail : « Bourse d’excellence – Fondation Simone Veil ». Mon cœur s’emballe. J’ai obtenu une bourse ! Je cours dans la chambre de mes parents.
— Papa ! Maman ! J’ai une bourse ! On va pouvoir payer l’inscription !
Mon père me regarde longuement. Il ne dit rien. Puis il détourne les yeux vers la fenêtre.
— C’est bien…
Je sens qu’il lutte contre sa fierté et sa peur. Ma mère me serre dans ses bras.
Les semaines passent. Je prépare mon départ pour Paris. Mais à chaque repas, le silence s’installe un peu plus entre mon père et moi. Un soir, il rentre plus tard que d’habitude. Il pose son sac sur la table et me lance :
— Tu sais, Claire… Quand j’avais ton âge, j’ai voulu devenir instituteur. Mais on m’a dit que ce n’était pas pour moi. J’ai arrêté d’y croire.
Je reste sans voix. C’est la première fois qu’il me parle ainsi.
— Mais toi… Toi tu dois y aller. Même si c’est dur.
Je sens mes yeux s’embuer. Je comprends enfin que sa colère était surtout une peur de me voir souffrir comme lui.
À Sciences Po, tout est nouveau : les amphis immenses, les étudiants sûrs d’eux, les débats passionnés sur l’actualité. Parfois je me sens invisible, parfois je me sens trop visible. Un jour, lors d’un séminaire sur l’égalité des chances, une professeure demande :
— Qui ici a bénéficié d’une bourse ?
Je lève timidement la main. Quelques regards se tournent vers moi. Après le cours, une étudiante vient me voir :
— Tu viens d’où ?
Je réponds :
— Montreuil.
Elle sourit :
— Moi aussi ! On devrait se serrer les coudes.
Peu à peu, je trouve ma place. J’intègre une association qui aide les lycéens issus des quartiers populaires à préparer leurs dossiers. Je raconte mon histoire lors d’une conférence organisée par la mairie du 20e arrondissement.
Un soir, alors que je rentre chez mes parents pour le week-end, mon père m’attend dans le salon. Il tient dans ses mains un article du journal local : « Une étudiante de Montreuil intègre Sciences Po grâce à une bourse ». Il me regarde avec des yeux brillants.
— C’est toi ?
Je souris timidement.
— Oui…
Il me serre maladroitement dans ses bras.
— Je suis fier de toi, Claire.
Ce soir-là, autour de la table familiale, le silence a enfin laissé place aux rires et aux projets.
Mais parfois je me demande : Combien d’autres rêves sont brisés par la peur ou le manque de moyens ? Combien de jeunes n’osent même pas tenter leur chance ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?