La naissance inattendue d’Éva : une nuit, un cri, une vie bouleversée
« Tu n’es jamais prête, Éva ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre les dents, la main crispée sur le plan de travail. Il est 22h30, la pluie martèle les vitres de notre petit appartement à Lyon. Je suis enceinte de huit mois, seule avec elle depuis que mon père est parti il y a deux ans. Ce soir-là, je sens une douleur sourde dans le bas-ventre, mais je n’ose rien dire. Maman a déjà assez de soucis avec son travail d’aide-soignante et ses horaires impossibles.
« Tu pourrais au moins débarrasser la table ! » ajoute-t-elle, fatiguée, sans même me regarder. Je me lève péniblement, chaque pas me coûte. Je sens que quelque chose ne va pas, mais je me persuade que ce n’est rien. Après tout, j’ai déjà eu de fausses alertes.
Je monte dans ma chambre, m’allonge sur le lit, et ferme les yeux. Mais la douleur s’intensifie. Je tente de respirer calmement, comme la sage-femme l’a montré lors des cours de préparation à la maternité. Soudain, une crampe violente me plie en deux. Je veux appeler maman, mais ma voix se brise dans ma gorge.
Les minutes deviennent des heures. Je transpire, je tremble. J’essaie d’attraper mon téléphone mais il glisse de mes mains moites. J’entends maman râler en bas : « Toujours malade celle-là… »
Je finis par crier : « Maman ! Viens ! »
Elle monte en courant, paniquée en voyant mon visage déformé par la douleur. « Oh mon Dieu… Éva, tu perds les eaux ! »
Tout s’accélère. Elle attrape son sac, cherche ses clés, me soutient jusqu’à la voiture sous la pluie battante. Les rues sont désertes, les feux rouges interminables. Je m’accroche à la portière, chaque contraction me déchire.
« Tiens bon ma fille… Tiens bon… » répète-t-elle comme un mantra.
Mais à peine arrivées devant l’hôpital Édouard-Herriot, je sens que le bébé pousse déjà. Les urgences sont bondées, personne ne nous regarde vraiment. Maman crie : « Ma fille va accoucher là ! »
Une sage-femme arrive enfin, m’installe sur un brancard. Je vois les néons défiler au plafond, tout devient flou. J’ai peur, je me sens seule malgré la main de maman dans la mienne.
« Respirez Éva… Poussez ! »
Je hurle, je pleure. J’ai l’impression que mon corps se brise en deux. Et soudain… un cri. Un petit cri aigu qui perce le silence de la nuit.
On pose sur moi un minuscule bébé tout chaud, tout gluant. Je n’ose pas le regarder. J’ai peur de ne pas l’aimer, peur de ne pas être à la hauteur.
Maman pleure aussi. Elle me caresse les cheveux : « Tu as été formidable… »
Mais ce n’est pas fini. Le médecin fronce les sourcils : « Il y a un problème avec le placenta… »
On m’arrache mon bébé des bras. On m’emmène au bloc opératoire. Je sens l’anesthésie monter, la panique m’envahir.
Quand je me réveille, il fait jour. Ma chambre est vide. J’entends des voix dans le couloir : « Elle a perdu beaucoup de sang… On a failli la perdre… »
Je veux voir mon bébé. Je veux savoir s’il va bien.
Maman entre enfin avec un sourire tremblant et un petit paquet rose dans les bras.
« Elle va bien… Tu peux la prendre ? »
Je tends les bras, hésitante. Ma fille ouvre les yeux pour la première fois. Deux grands yeux noirs qui me fixent comme si elle comprenait tout.
Je fonds en larmes.
Les jours suivants sont flous. Les visites s’enchaînent : ma tante Sylvie qui apporte des croissants et des conseils non sollicités ; mon frère Paul qui ne sait pas où se mettre ; même mon père qui débarque maladroitement avec un ours en peluche.
Mais la nuit venue, quand tout le monde est parti, je reste seule avec mes doutes.
Suis-je prête à être mère ? Vais-je reproduire les erreurs de maman ? Comment aimer cet enfant alors que j’ai encore tant de colère en moi ?
Un soir, alors que je berce ma fille près de la fenêtre ouverte sur la ville endormie, je murmure :
« Est-ce qu’on peut vraiment changer ? Est-ce qu’on peut aimer sans avoir peur ? »
Et vous… avez-vous déjà eu peur d’aimer trop fort ou pas assez ?