Le train de minuit : une naissance inattendue à bord du Paris-Lyon
« Madame, s’il vous plaît… Aidez-moi ! »
La voix tremblante d’une jeune femme me tire de ma torpeur. Il est presque minuit dans ce train Paris-Lyon, les lumières tamisées dansent sur les vitres, et la plupart des voyageurs dorment ou font semblant. Je me retourne : elle est là, recroquevillée sur la banquette d’en face, le visage pâle, les mains crispées sur son ventre arrondi. Je comprends tout de suite. Elle va accoucher.
Je m’appelle Viviane. J’ai 38 ans, divorcée depuis deux ans, sans enfants. Je rentre d’un énième déplacement professionnel, fatiguée, lasse de cette vie qui ne ressemble plus à rien. Mais ce soir-là, tout bascule.
« Respirez… Inspirez… » Je tente de me souvenir des gestes appris lors d’un stage de secourisme au lycée. Personne ne bouge autour de nous. Un homme lève à peine les yeux de son téléphone. Une vieille dame marmonne : « On n’est pas à l’hôpital ici… »
La jeune femme – elle s’appelle Camille – gémit de douleur. Elle n’a pas de famille à appeler, pas de compagnon. Elle fuit quelque chose, ou quelqu’un. Je n’ose pas poser de questions. Je prends sa main, je lui murmure des mots rassurants. Les minutes s’étirent, le train file dans la nuit noire.
Soudain, tout s’accélère. Camille pousse un cri déchirant. Je sens la panique monter en moi, mais je serre les dents. « Ça va aller, Camille… Regardez-moi… »
Le bébé arrive vite. Trop vite. Je fais ce que je peux avec mes mains tremblantes et un vieux foulard trouvé dans mon sac. À 1h17 du matin, un petit garçon pousse son premier cri dans ce wagon déserté.
Camille pleure en silence. Elle serre son bébé contre elle quelques instants, puis me regarde droit dans les yeux :
« Je ne peux pas… Je ne peux pas le garder… »
Je reste figée. Elle me supplie du regard. « S’il vous plaît… Protégez-le… »
Avant que je comprenne ce qui se passe, elle pose le bébé dans mes bras et disparaît dans le couloir du train. Je cours après elle, mais la porte du wagon claque. Plus de trace de Camille.
Je reviens à ma place, le cœur battant à tout rompre, le bébé blotti contre moi. Il sent le lait chaud et la peur mêlée. Que faire ? Prévenir le contrôleur ? Appeler la police ? Mais je sens déjà un attachement étrange pour ce petit être abandonné.
À l’arrivée à Lyon Part-Dieu, les gyrophares bleus m’aveuglent. Les agents montent à bord, alertés par les passagers. On m’interroge : « Qui est la mère ? Où est-elle partie ? » Je raconte tout, en larmes. On me conduit à l’hôpital pour vérifier que le bébé va bien.
Les jours suivants sont un tourbillon d’émotions et de procédures administratives. Les services sociaux prennent le relais. On me demande si je veux être famille d’accueil temporaire en attendant qu’on retrouve Camille ou qu’une solution soit trouvée.
Je dors mal. Je pense à Camille, à sa détresse, à ce choix impossible qu’elle a fait cette nuit-là. Ma propre mère me reproche de m’être « mêlée de ce qui ne me regardait pas ». Mon frère me traite d’inconsciente : « Tu vas t’attacher et souffrir encore plus ! »
Mais chaque fois que je regarde ce petit garçon – que j’ai appelé Louis –, je sens une force nouvelle en moi. Peut-être est-ce ça, être mère : aimer sans condition, même quand tout semble perdu d’avance.
Les semaines passent. Personne ne retrouve Camille. Louis s’accroche à la vie avec une énergie incroyable. Je découvre la tendresse des nuits blanches, la peur viscérale de perdre ce bonheur fragile.
Un soir d’automne, alors que je berce Louis près de la fenêtre ouverte sur la ville endormie, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Suis-je capable d’offrir à cet enfant ce que sa mère n’a pas pu lui donner ?
Parfois je revois le regard de Camille – mélange de gratitude et de désespoir – et je me dis que nous sommes toutes les deux prisonnières d’un système qui juge trop vite les femmes seules, qui ne pardonne pas la faiblesse ou la fuite.
Aujourd’hui encore, je vis avec cette question lancinante : qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment choisir entre sa propre vie et celle d’un autre ?