Plonger dans l’abîme : Le jour où j’ai failli perdre ma fille

« Papa, regarde-moi ! »

La voix d’Élise résonne encore dans ma tête, aiguë, joyeuse, inconsciente du danger. Je me souviens de ce soleil de juin qui frappait fort sur le lac de Saint-Ferréol, des rires des enfants, des éclats de voix sur la plage. Je venais à peine d’arriver, encore en short du Stade Toulousain, les muscles endoloris par l’entraînement du matin. Ma femme, Claire, préparait le pique-nique sous les arbres. Tout semblait parfait. Jusqu’à ce cri.

« Antoine ! Elle ne remonte pas ! »

Le hurlement de Claire a déchiré l’air. J’ai vu Élise, six ans, glisser sous la surface, happée par un courant invisible. Mon cœur s’est arrêté. Plus rien n’existait : ni les supporters, ni les trophées, ni les blessures qui m’avaient tant coûté. Juste cette silhouette minuscule qui disparaissait dans l’eau trouble.

J’ai plongé sans réfléchir. L’eau était glacée, coupante. Mes bras battaient frénétiquement, mes jambes cherchaient un appui dans la vase. Je criais son prénom sous l’eau, comme si elle pouvait m’entendre. Autour de moi, les gens criaient, certains filmaient déjà avec leurs téléphones. Mais moi, je ne voyais qu’elle.

Je l’ai trouvée à quelques mètres du bord, inerte, les yeux grands ouverts. J’ai senti la panique m’envahir : et si j’arrivais trop tard ? J’ai attrapé son petit corps et je l’ai ramenée à la surface, haletant, hurlant son prénom.

Sur la plage, Claire s’est précipitée vers nous. « Élise ! Réponds-moi ! »

Je l’ai posée sur le sable brûlant et j’ai commencé le massage cardiaque. Les gestes appris lors des stages de premiers secours me revenaient en mémoire comme un automatisme. Mais chaque seconde semblait une éternité. Autour de nous, un cercle s’était formé : des inconnus retenant leur souffle, certains pleurant déjà.

« Allez ma puce… Respire… »

Et soudain, un filet d’eau a jailli de sa bouche. Elle a toussé, pleuré, hurlé. J’ai senti mes jambes flancher. J’ai éclaté en sanglots devant tout le monde, incapable de contenir cette vague de soulagement et de terreur mêlés.

Les pompiers sont arrivés quelques minutes plus tard. Ils ont félicité mon sang-froid. Mais moi, je tremblais encore. Je n’étais plus le rugbyman invincible que tout le monde admirait ; j’étais juste un père qui avait failli perdre sa fille.

Le soir même, à l’hôpital de Toulouse, Élise dormait paisiblement dans son lit blanc. Claire me tenait la main en silence. Je repassais la scène en boucle dans ma tête : et si j’avais été plus lent ? Et si je n’avais pas su quoi faire ?

Les jours suivants ont été un calvaire. Élise avait peur de l’eau, refusait même de prendre un bain. Claire m’en voulait sans oser me le dire : « Pourquoi tu n’as pas surveillé ? » Ses yeux me lançaient des reproches silencieux à chaque fois que je croisais son regard.

Ma mère est venue nous voir depuis Albi. Elle a serré Élise contre elle et m’a dit : « Tu sais Antoine, on ne peut pas tout contrôler… Mais tu as fait ce qu’il fallait. »

Mais au fond de moi, la culpabilité rongeait tout. Je n’arrivais plus à dormir. Les cauchemars revenaient chaque nuit : je voyais Élise sombrer encore et encore, sans jamais réussir à la rattraper.

Un soir, alors que je rentrais tard de l’entraînement, j’ai trouvé Claire assise dans le noir du salon.

— Tu vas continuer longtemps à faire semblant ?
— Faire semblant de quoi ?
— Que tout va bien… Que tu es un héros…

J’ai senti la colère monter.

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que je dors tranquille ?
— Moi non plus je ne dors pas ! On a failli la perdre !

Le silence s’est abattu entre nous comme une chape de plomb.

— On devrait peut-être voir quelqu’un… Pour Élise… Pour nous aussi.

J’ai hoché la tête. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai accepté que je n’étais pas invincible.

Nous avons commencé une thérapie familiale à Toulouse. Les premières séances étaient difficiles : Élise refusait de parler du lac ; Claire pleurait souvent ; moi je restais muet, les poings serrés sur mes genoux.

Mais peu à peu, les mots sont venus. Élise a dessiné des soleils et des bateaux ; Claire a raconté sa peur ; moi j’ai parlé de cette sensation d’impuissance qui me hantait depuis toujours — sur le terrain comme dans la vie.

Un dimanche matin, Élise m’a demandé : « Papa, tu veux venir avec moi à la piscine ? »

J’ai senti mon cœur se serrer. Mais j’ai dit oui.

Dans le petit bassin municipal de notre quartier à Toulouse, je l’ai portée dans mes bras comme quand elle était bébé. Elle a ri pour la première fois depuis des semaines.

Ce jour-là, j’ai compris que l’amour parental ne se mesure pas à la force ou au courage — mais à notre capacité d’accepter nos failles et d’avancer ensemble malgré la peur.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de repenser à ce moment où tout aurait pu basculer. Et je me demande : combien d’entre nous vivent avec cette peur sourde de perdre ceux qu’ils aiment ? Comment fait-on pour continuer à vivre après avoir frôlé l’irréparable ?