Entre l’Ombre et la Lumière : Mon Combat de Mère

« Tu préfères toujours Julien ! »

La voix de Camille résonne encore dans le couloir, tranchante comme une lame. Je suis restée figée, la main sur la poignée de la porte, incapable de répondre. Elle avait seize ans ce soir-là, et moi, j’avais l’impression d’avoir cent ans. Le silence s’est abattu sur la maison, pesant, presque étouffant. Julien, lui, était déjà dans sa chambre, casque sur les oreilles, à rire avec ses amis sur Discord. Je me suis retrouvée seule dans la cuisine, les yeux perdus dans la lumière blafarde du réfrigérateur ouvert.

Depuis des années, je sens ce fossé grandir entre Camille et moi. Elle est mon aînée, ma première fierté, mais aussi celle qui me ressemble le moins. Elle a ce tempérament de feu, cette soif d’indépendance qui me déroute. Avec Julien, tout semble plus simple : il me raconte ses journées, il cherche mon regard, il me serre dans ses bras sans raison. Camille, elle, me défie du regard, me repousse, comme si chaque geste tendre était un affront.

Je me souviens de ce jour à la mairie de Tours où j’ai tenu pour la première fois Camille dans mes bras. J’étais jeune, débordée par l’émotion et la peur de mal faire. Ma mère m’avait dit : « Tu verras, l’amour d’une mère ne se partage pas, il se multiplie. » Mais aujourd’hui, je doute. Est-ce que j’ai failli ? Est-ce que j’ai laissé mes propres blessures d’enfance s’immiscer dans ma relation avec ma fille ?

Le lendemain matin, Camille est descendue sans un mot. Elle a attrapé un bol de céréales et s’est installée devant son téléphone. J’ai tenté un sourire :

— Tu as bien dormi ?

Elle a haussé les épaules sans lever les yeux. J’ai senti la colère monter en moi, cette frustration sourde de ne pas réussir à franchir le mur qu’elle a érigé entre nous.

Julien est arrivé en traînant les pieds.

— Salut maman !

Il m’a embrassée sur la joue avant de filer au lycée. J’ai croisé le regard de Camille qui semblait dire : « Tu vois ? »

À midi, j’ai appelé mon amie Sophie. Elle m’a écoutée sangloter au téléphone.

— Claire, tu fais ce que tu peux… Peut-être qu’elle a juste besoin d’espace ?

Mais comment donner de l’espace sans donner l’impression d’abandonner ? Comment aimer sans étouffer ?

Le soir même, j’ai surpris Camille en train de pleurer dans sa chambre. Je suis restée sur le seuil.

— Camille… Je peux entrer ?

Elle a essuyé ses larmes d’un revers de main.

— Fais comme tu veux.

Je me suis assise sur son lit. Le silence était lourd.

— Tu sais… Je t’aime autant que ton frère. Mais parfois… parfois je ne sais pas comment te le montrer.

Elle a détourné la tête.

— C’est pas vrai. Avec Julien c’est facile pour toi. Moi j’ai toujours l’impression d’être en trop.

Ses mots m’ont transpercée. J’ai voulu la prendre dans mes bras mais elle s’est reculée.

— Je ne veux pas qu’on fasse semblant.

J’ai quitté sa chambre en pleurant. Le lendemain, j’ai pris rendez-vous chez une psychologue familiale à Tours. J’ai expliqué à Camille et Julien que nous allions essayer d’en parler ensemble.

La première séance a été un désastre. Camille est restée muette, les bras croisés. Julien a tenté de détendre l’atmosphère mais rien n’y faisait. La psychologue nous a demandé d’écrire chacun une lettre à l’autre.

Le soir venu, j’ai relu ma lettre vingt fois avant d’oser la donner à Camille :

« Ma chérie,
Je sais que je ne suis pas parfaite et que parfois je te blesse sans le vouloir. Je voudrais tant trouver le chemin vers toi. Pardonne-moi mes maladresses et mes silences. Je t’aime plus que tout, même si je ne sais pas toujours comment te le montrer. »

Camille n’a rien dit mais j’ai vu ses mains trembler en ouvrant l’enveloppe.

Les semaines ont passé. Les séances se sont enchaînées. Parfois il y avait des cris, parfois des silences glacés. Mais peu à peu, quelque chose a changé. Un soir, alors que je préparais le dîner, Camille est venue s’asseoir à côté de moi.

— Maman… Tu crois qu’on pourra y arriver ?

J’ai posé ma main sur la sienne.

— On va essayer ensemble.

Ce n’est pas facile tous les jours. Il y a encore des disputes, des incompréhensions. Mais j’apprends à écouter sans juger, à aimer sans comparer. J’apprends aussi à accepter mes propres failles.

Parfois je me demande : combien de familles vivent ce même déchirement silencieux ? Combien de mères osent avouer qu’elles se sentent perdues face à leurs enfants ? Et vous… avez-vous déjà ressenti ce tiraillement entre amour et culpabilité ?