Sous les Tuiles Fendues : Chronique d’un Rêve Ébréché
« Maman, tu m’écoutes ou pas ?! » La voix de Louis résonne dans la cuisine, stridente, tranchant le silence du matin comme un couteau sur du verre. Je sursaute, renversant un peu de café sur la table déjà collante. Il a neuf ans, mon fils, mais parfois j’ai l’impression qu’il en a quinze tant il sait appuyer là où ça fait mal. Je ferme les yeux une seconde, espérant que la fatigue me quitte, mais elle s’accroche à moi comme une seconde peau.
Quand j’étais petite, je rêvais d’une grande maison blanche avec des volets bleus, un jardin fleuri et un chien qui courait partout. Je m’imaginais entourée d’enfants rieurs, d’un mari attentionné, de dimanches paisibles à préparer des tartes aux pommes. Mais la vie m’a offert une maison en ruine à Montargis, un mari absent et un enfant qui ne dort jamais.
« Tu ne comprends rien ! » hurle Louis en jetant sa tartine contre le mur. La confiture dégouline lentement sur la tapisserie défraîchie. Je sens la colère monter en moi, mais je me retiens. Je me retiens toujours. Parce que je suis sa mère, parce que je dois être forte, parce que c’est ce qu’on attend de moi.
Mon mari, François, travaille à Paris toute la semaine. Il rentre tard le vendredi soir, épuisé, et repart le lundi matin avant l’aube. « C’est pour nous, Claire. Pour que tu puisses t’occuper de la maison et de Louis. » Mais la maison s’effondre un peu plus chaque jour : une fuite au plafond du salon, des carreaux cassés dans la salle de bain, le chauffage qui tombe en panne dès que l’hiver pointe son nez. Et moi, je m’effondre aussi.
Je me souviens du jour où nous avons signé pour cette maison. François souriait, les yeux brillants d’espoir. « On va tout refaire à notre goût ! Ce sera notre cocon. » J’y ai cru. J’ai même acheté des rideaux jaunes pour la cuisine, pour attirer le soleil dans cette pièce sombre. Mais le soleil n’est jamais vraiment entré.
Louis a toujours été un enfant intense. Bébé, il pleurait des heures sans raison apparente. À l’école maternelle, il mordait les autres enfants. Aujourd’hui, il crie beaucoup, il casse ses jouets, il refuse de dormir seul. Les médecins parlent d’hypersensibilité, d’un possible trouble du comportement. Moi, je parle de fatigue. De solitude.
« Pourquoi tu cries tout le temps ? » lui ai-je demandé un soir où il tapait du pied dans sa chambre.
Il m’a regardée avec ses grands yeux noirs : « Parce que personne ne m’écoute jamais ! »
J’ai eu envie de lui dire que moi non plus on ne m’écoute jamais. Que mes cris à moi sont silencieux, étouffés sous les tâches ménagères et les rendez-vous chez le pédopsychiatre.
Les voisins murmurent parfois : « La petite famille du 12… La mère a l’air fatiguée… Le gamin est bizarre… » Je fais semblant de ne pas entendre quand je passe devant eux au marché. Mais je sens leurs regards sur mon dos voûté.
Un dimanche matin, alors que François était là pour une fois, j’ai craqué. La chaudière venait encore de tomber en panne et Louis avait jeté son bol de céréales par terre.
« J’en peux plus ! » ai-je hurlé en sanglots. « Je suis seule tout le temps ! Cette maison me tue ! Louis me tue ! Et toi… tu n’es jamais là ! »
François est resté figé, comme s’il découvrait soudain la vie qu’on menait ici. Il a voulu me prendre dans ses bras mais je l’ai repoussé.
« Tu crois que c’est facile ? Tu crois que j’aime être loin ? Je fais ça pour nous ! »
Mais « nous », c’est devenu un mot creux. Un mot qui ne tient plus rien ensemble.
La nuit suivante, j’ai entendu Louis pleurer dans sa chambre. Je me suis assise à côté de lui sur son petit lit trop étroit.
« Tu sais maman… parfois j’aimerais qu’on parte d’ici tous les deux. Qu’on aille ailleurs… Là où tu serais contente… »
J’ai pleuré avec lui cette nuit-là. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai laissé mes larmes couler devant mon fils.
Les jours passent et se ressemblent : les rendez-vous chez l’orthophoniste, les lessives qui s’accumulent, les devis pour refaire la toiture qu’on ne pourra jamais payer. Parfois je rêve de tout quitter : la maison, François, même Louis… Puis je me déteste aussitôt d’avoir pensé ça.
Un soir d’automne, alors que la pluie tambourinait sur les tuiles fendues du toit, j’ai écrit une lettre à François :
« Je n’en peux plus de porter tout ça seule. J’ai besoin d’aide. J’ai besoin qu’on soit une famille pour de vrai, pas juste des gens qui vivent sous le même toit en attendant que ça passe… »
Il n’a jamais répondu à cette lettre. Mais il a commencé à rentrer plus tôt le vendredi soir. Il a proposé qu’on fasse appel à une aide-ménagère deux fois par semaine. Ce n’est pas grand-chose mais c’est déjà ça.
Louis va un peu mieux depuis quelques semaines. Il rit parfois quand on fait des crêpes ensemble. Il dort encore dans mon lit mais il ne crie plus autant.
Je ne sais pas si on va réussir à réparer cette maison ni cette famille cabossée. Mais je continue d’espérer qu’un jour le soleil entrera vraiment dans notre cuisine.
Est-ce que l’amour suffit à tout réparer ? Ou faut-il parfois accepter que certains rêves ne se réalisent jamais ?