Sous le même toit que ma belle-mère : la guerre des casseroles
« Tu vas encore servir ce gratin réchauffé ? »
La voix de Françoise résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre les dents, les mains tremblantes sur la louche. Paul, mon mari, s’est réfugié derrière son journal, feignant de ne rien entendre. Mais moi, je sens la colère monter, brûlante, acide.
Depuis trois mois, Françoise vit avec nous. Son appartement à Lyon a été inondé, et Paul n’a pas hésité une seconde à lui proposer notre chambre d’amis. J’ai souri, j’ai dit « bien sûr », parce qu’on ne refuse pas l’hospitalité à sa belle-mère. Mais je n’imaginais pas que chaque repas deviendrait un procès.
« À mon époque, on cuisinait frais tous les jours. C’est pas compliqué de faire une soupe ou une quiche ! »
Je me retiens de lui répondre que je travaille à plein temps, que je cours entre le métro et l’école de Léo, notre fils de six ans, que je prépare les repas le dimanche pour survivre à la semaine. Mais elle ne veut rien entendre. Pour elle, cuisiner à l’avance, c’est paresseux. C’est manquer d’amour.
Un soir, alors que je sers des lasagnes maison – préparées la veille –, Françoise pousse un soupir théâtral :
« Pauvre Paul… Il n’a jamais mangé deux fois la même chose chez moi. »
Paul lève les yeux vers moi, gêné. Je sens mes joues chauffer. Léo regarde sa grand-mère, puis moi, sans comprendre ce qui se joue.
Après le dîner, je m’enferme dans la salle de bains. J’étouffe. Je repense à ma mère à moi, disparue trop tôt, qui me disait toujours : « Ne laisse jamais personne te faire croire que tu n’es pas assez bien. » Mais ce soir, je doute.
Le lendemain matin, Françoise est déjà debout quand j’entre dans la cuisine. Elle a sorti des œufs et du beurre.
« Je vais préparer une vraie omelette pour Paul. »
Je ravale mes mots. Je prends mon café en silence. Paul arrive, embrasse sa mère sur la joue.
« Merci maman… »
Je me sens invisible.
Les jours passent et la tension s’installe comme une odeur de brûlé. Je fais semblant de ne pas entendre les remarques :
« Tu mets trop de sel… »
« Ce n’est pas assez cuit… »
« Tu devrais essayer MA recette de pot-au-feu… »
Un soir, alors que je rentre tard du travail, j’entends des éclats de voix dans le salon.
« Elle ne fait aucun effort pour toi ! À ta place, je réclamerais mieux… »
C’est Françoise. Paul tente de la calmer :
« Maman, arrête… Camille fait tout ce qu’elle peut. »
Je reste figée dans l’entrée. J’ai envie de hurler. Mais je ravale mes larmes et vais embrasser Léo qui joue dans sa chambre.
Le week-end suivant, j’invite mes amis pour un brunch. Je prépare tout à l’avance : cake salé, salade de pâtes, clafoutis aux cerises. Françoise observe en silence. Quand mes amis complimentent mes plats, elle sourit jaune.
Après leur départ, elle lâche :
« Tes amis sont polis… Mais tu sais bien que rien ne vaut un bon bœuf bourguignon mijoté le jour-même ! »
Je craque.
« Ça suffit Françoise ! Je fais de mon mieux. Ce n’est pas parce que je cuisine différemment que j’aime moins Paul ou Léo ! »
Un silence glacial s’abat sur la pièce. Paul intervient timidement :
« Maman… Tu pourrais être un peu plus gentille avec Camille. »
Françoise me regarde avec des yeux humides.
« Je voulais juste aider… Chez moi, la cuisine c’était sacré. C’était ma façon d’aimer… »
Je m’assois en face d’elle.
« Ici aussi c’est sacré. Mais c’est différent. On doit apprendre à se comprendre… »
Ce soir-là, pour la première fois, Françoise m’aide à préparer le dîner sans rien dire. Nous épluchons les légumes côte à côte en silence. Je sens qu’un mur s’est fissuré.
Mais au fond de moi, la blessure reste vive. Pourquoi est-ce si difficile d’être acceptée telle que je suis ? Pourquoi les femmes doivent-elles toujours prouver qu’elles sont « assez » – assez bonnes cuisinières, assez mères, assez épouses ?
Et vous… Jusqu’où iriez-vous pour préserver la paix familiale ? Est-ce à moi de changer ou à elle d’accepter que le monde évolue ?