Vacances en solitaire : le prix de ma liberté
« Tu ne penses qu’à toi, Camille ! »
La voix de ma mère résonne encore dans ma tête alors que je ferme la porte de mon petit appartement parisien. Je viens de raccrocher, les mains tremblantes, le cœur battant trop fort. J’ai 29 ans, et pour la première fois depuis que j’ai quitté la fac, je m’offre une semaine de vacances. Seule. Sans famille, sans amis, sans personne à qui rendre des comptes. Juste moi, un billet de train pour Biarritz et un vieux sac à dos qui sent encore la bibliothèque universitaire.
Cinq ans. Cinq ans à enchaîner les petits boulots, les stages sous-payés, les réveils à 5h pour attraper le premier métro et arriver à temps dans ce cabinet d’avocats où personne ne savait jamais comment prononcer mon prénom. Cinq ans à compter chaque centime, à refuser les sorties, à dire non aux week-ends en famille parce que « tu comprends, maman, j’ai trop de travail ». Cinq ans à avaler ma fierté et à sourire quand mon frère Paul me lançait : « Toujours étudiante, hein ? »
Mais aujourd’hui, tout ça est derrière moi. J’ai enfin remboursé mes prêts étudiants. Je n’ai plus de dettes. Je peux respirer. Alors pourquoi ce sentiment d’étouffement ?
Le téléphone vibre encore. Un message de ma sœur, Élodie :
« Tu pourrais au moins prévenir avant de partir comme ça. Papa est furieux. »
Je relis le message trois fois. Prévenir ? J’ai 29 ans ! Je ne pars pas au bout du monde, juste à l’autre bout du pays. Mais dans ma famille, on ne part pas seule. On part ensemble ou on ne part pas du tout. Chez nous, les vacances sont sacrées : deux semaines en Bretagne chez Mamie Jeanne, tous ensemble, chaque été depuis que je suis née. Même Paul, qui vit à Lyon maintenant, fait l’effort de venir avec sa femme et leurs deux enfants.
Je me revois l’an dernier, coincée entre les cris des petits et les disputes de mes parents sur la cuisson du poisson. J’avais passé la moitié du séjour à répondre aux mails de mon patron et l’autre moitié à essuyer les remarques sur ma vie sentimentale inexistante.
« Tu devrais penser à te poser, Camille », soupirait Mamie Jeanne en me servant une part de far breton.
Mais cette année, j’ai dit non. Non aux vacances en famille, non aux compromis, non aux reproches voilés. J’ai réservé mon billet en secret, économisé sur chaque déjeuner pour pouvoir m’offrir une chambre avec vue sur l’océan.
Le train file vers le sud et je regarde défiler les paysages par la fenêtre. Je devrais être heureuse, légère comme l’air. Mais la culpabilité me ronge. Pourquoi ?
Le soir même, alors que je marche pieds nus sur la plage de Biarritz, le téléphone sonne encore. Cette fois, c’est Paul.
« Tu pourrais au moins répondre à maman », attaque-t-il sans préambule.
— J’ai besoin d’être seule, Paul. Juste une semaine.
— Tu te rends compte de ce que tu fais ? Papa dit que tu nous abandonnes.
— Je n’abandonne personne ! Je prends juste du temps pour moi.
— Tu sais très bien que maman ne va pas dormir tant que tu ne seras pas rentrée.
Je raccroche sans répondre. Les vagues couvrent mes sanglots. Pourquoi est-ce si difficile d’exister pour soi-même dans cette famille ?
Le lendemain matin, je reçois un mail de mon père :
« Camille,
Ta mère est très peinée par ton attitude. Nous ne comprenons pas ce besoin soudain de t’isoler alors que la famille a toujours été ta priorité. Nous attendons des explications à ton retour.
Papa »
Je relis ces mots en boucle. « Attitude », « besoin soudain », « explications ». Comme si j’avais commis une faute grave. Comme si vouloir souffler était un crime contre la famille.
À la terrasse d’un café face à l’océan, je croise le regard d’une femme d’une cinquantaine d’années qui lit seule un roman. Elle sourit quand nos regards se croisent. Je me demande si elle aussi a dû se battre pour avoir le droit d’être seule.
Le troisième jour, Élodie m’appelle en larmes :
— Tu ne te rends pas compte du mal que tu fais ! Maman ne parle plus à personne depuis que tu es partie.
— Élodie… Ce n’est pas contre vous. J’ai juste besoin de temps pour moi.
— On a tous besoin de toi ici !
Je raccroche encore une fois, épuisée par ce chantage affectif qui ne dit pas son nom.
Le soir venu, je m’offre un dîner en tête-à-tête avec moi-même dans un petit restaurant du port. Le serveur me demande si j’attends quelqu’un.
— Non, je suis seule… et ça me va très bien.
Il sourit avec bienveillance et m’apporte un verre de vin offert par la maison.
Je repense à toutes ces années où j’ai mis mes envies de côté pour ne pas décevoir mes parents, pour être la fille modèle qui ne fait pas de vagues. Aujourd’hui, j’ai envie d’être égoïste — juste un peu — pour voir ce que ça fait.
Le dernier jour de mon séjour, je reçois un message inattendu de Mamie Jeanne :
« Profite bien de l’océan ma chérie. Parfois il faut savoir penser à soi pour mieux aimer les autres après. »
Je fonds en larmes sur le sable chaud. Peut-être qu’elle seule comprend vraiment ce que je ressens.
En rentrant à Paris, je sais que la confrontation sera inévitable. Mais je me sens plus forte. Plus vivante.
Est-ce vraiment égoïste de vouloir s’accorder du temps ? Faut-il toujours sacrifier son bonheur pour répondre aux attentes familiales ?
Et vous… avez-vous déjà eu le courage de choisir votre propre liberté ?