Ce que je ne veux pas savoir : l’argent de mon père et le poids du silence
— Tu sais combien touche ton père à la retraite ?
La question de Sophie a claqué dans l’open space comme un coup de tonnerre. J’ai senti tous les regards se tourner vers moi, attendant une réponse. J’ai haussé les épaules, feignant l’indifférence :
— Franchement, j’en sais rien… et je m’en fiche un peu, pour être honnête.
Quelques rires gênés. Mais au fond, je savais que ce n’était pas si simple. Depuis la mort de maman, papa et moi vivions dans une sorte de silence poli, chacun de notre côté du périphérique parisien. Lui à Ivry, moi à Montreuil. On s’appelait pour les anniversaires, les fêtes, parfois pour se plaindre du gouvernement ou du prix du pain. Mais jamais pour parler d’argent. Jamais pour parler de ce qui compte vraiment.
Je me souviens encore du jour où il a pris sa retraite. Il était assis dans la cuisine, devant son bol de café noir, le regard perdu dans la cour grise. J’avais dix-neuf ans, je venais d’avoir mon bac, et je pensais déjà à partir loin, très loin de cet appartement où tout sentait la tristesse et le renfermé.
— Tu sais, Julien, maintenant que je suis à la retraite…
Il avait laissé sa phrase en suspens. J’avais détourné les yeux, mal à l’aise. Je ne voulais pas entendre la suite. Je ne voulais pas qu’il me demande de l’aide, ni qu’il me parle de ses soucis d’argent. J’avais mes propres rêves, mes propres galères.
Depuis ce jour-là, j’ai évité le sujet comme on évite une blessure qui ne cicatrise pas. J’ai construit ma vie sans lui demander combien il touchait chaque mois. Après tout, c’était son argent, non ? Sa vie ?
Mais ce midi-là, au bureau, alors que mes collègues échangeaient sur les aides qu’ils versaient à leurs parents — certains payaient une partie du loyer, d’autres faisaient les courses ou prenaient en charge les factures EDF — j’ai senti monter en moi une honte sourde. Pourquoi n’avais-je jamais rien fait ? Pourquoi ce mur entre nous ?
Le soir même, j’ai appelé papa. Il a décroché après trois sonneries.
— Allô ?
— Salut papa… Ça va ?
— Ça va, oui… Et toi ?
Silence gênant. J’ai cherché mes mots.
— Dis… tu as besoin de quelque chose ? Je veux dire… financièrement ?
Il a éclaté de rire. Un rire sec, presque amer.
— Tu t’inquiètes pour moi maintenant ? T’as gagné au Loto ou quoi ?
J’ai souri malgré moi.
— Non… C’est juste que… au boulot ils parlaient de ça aujourd’hui. De leurs parents à la retraite.
Il a soupiré.
— Tu sais bien que je me débrouille. J’ai ma pension, mes petites économies… Et puis j’ai pas envie d’être un poids pour toi.
Un poids. Ce mot m’a frappé en plein cœur. Depuis quand mon père se voyait-il comme un fardeau ?
J’ai repensé à toutes ces années où il s’était tué à la tâche comme ouvrier chez Renault pour que je puisse faire des études. À toutes ces fois où il avait refusé de s’acheter un manteau neuf pour que je puisse partir en voyage scolaire.
Et moi, aujourd’hui, je ne savais même pas s’il arrivait à payer ses factures.
Le lendemain, j’ai décidé d’aller le voir sans prévenir. J’ai pris le RER jusqu’à Ivry, le cœur battant. Quand il m’a ouvert la porte, il portait ce vieux pull élimé que maman lui avait tricoté avant sa maladie.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je passais dans le coin… Je me suis dit qu’on pourrait déjeuner ensemble.
Il a haussé un sourcil mais m’a laissé entrer. L’appartement n’avait pas changé : les photos jaunies sur le buffet, l’odeur de soupe aux poireaux, le silence pesant.
On a mangé en parlant de tout et de rien : la météo, le PSG, les voisins bruyants. Puis j’ai craqué.
— Papa… Je veux savoir comment tu vas vraiment. Est-ce que tu as assez pour vivre ? Est-ce que tu manques de quelque chose ?
Il a posé sa fourchette et m’a regardé droit dans les yeux.
— Pourquoi tu me demandes ça maintenant ?
J’ai senti mes joues rougir.
— Parce que j’ai peur d’avoir été égoïste toutes ces années. Parce que j’ai peur que tu souffres en silence et que je ne voie rien.
Il a souri tristement.
— Tu sais… Après la mort de ta mère, j’ai voulu te protéger. Je voulais pas t’inquiéter avec mes histoires d’argent ou de solitude. Mais c’est vrai… Parfois c’est dur. La pension n’est pas énorme et tout augmente…
J’ai eu envie de pleurer. Pour toutes ces années perdues à faire semblant que tout allait bien.
On a parlé longtemps ce jour-là. De ses difficultés à joindre les deux bouts, des démarches compliquées pour obtenir des aides sociales, de sa peur de finir seul dans un EHPAD sans visite.
Je lui ai promis d’être plus présent. De l’aider comme je pouvais — pas seulement avec de l’argent, mais aussi avec du temps, des courses ensemble, des sorties au cinéma comme avant.
En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai compris que le vrai problème n’était pas l’argent ou la pension de retraite. C’était le silence entre nous. Ce mur invisible bâti sur la pudeur et la peur d’être un fardeau.
Aujourd’hui encore, je me demande : combien d’entre nous ignorent tout de la vie de leurs parents par peur d’affronter la réalité ? Combien préfèrent détourner les yeux plutôt que d’ouvrir le dialogue ? Et vous… avez-vous déjà osé poser ces questions difficiles à vos proches ?