Ce n’était pas son fils, alors il ne voulait ni perdre son temps, ni son argent
« Tu n’es pas mon fils, Guillaume. Je ne vais pas gaspiller mon argent pour toi. »
La voix de Philippe claqua comme une gifle dans le salon, ce soir-là. J’avais seize ans, et je venais de lui demander s’il pouvait m’aider à payer la cotisation du club de foot. Ma mère, assise à la table, serrait sa tasse de thé si fort que ses jointures blanchissaient. Elle ne disait rien. Elle ne disait jamais rien quand Philippe parlait comme ça.
Je me suis levé, le cœur battant, la gorge serrée. J’ai croisé son regard : froid, distant, presque méprisant. J’ai voulu répondre, crier même, mais les mots sont restés coincés. J’ai quitté la pièce en silence, les larmes me montant aux yeux. Dans ma chambre, j’ai frappé contre le mur, impuissant.
Depuis que Philippe était entré dans nos vies, tout avait changé. Mon père était parti quand j’avais dix ans, sans un mot, sans un adieu. Ma mère avait sombré dans une tristesse silencieuse, puis elle avait rencontré Philippe sur son lieu de travail à la mairie de Nantes. Il était tout ce qu’elle n’était plus : énergique, ambitieux, sûr de lui. Il parlait souvent de ses études à Sciences Po, de sa carrière dans l’administration. Il répétait que dans la vie, il fallait avancer, ne pas s’encombrer du passé.
Mais moi, j’étais le passé. J’étais l’enfant d’un autre homme.
Les premiers mois après leur mariage, j’ai essayé de me faire discret. Je rentrais tard du lycée, je dînais en silence. Philippe ne s’adressait à moi que pour me rappeler les règles : pas de bruit après 22h, pas d’amis à la maison sans prévenir, pas de dépenses inutiles. Ma mère semblait flotter entre nous deux, absente même quand elle était là.
Un soir d’hiver, alors que je rentrais d’un entraînement sous la pluie, j’ai trouvé Philippe assis dans le salon avec son ordinateur portable. Il m’a à peine regardé.
— Tu pourrais au moins enlever tes chaussures mouillées avant d’entrer.
J’ai obéi sans un mot. Il a soupiré.
— Tu comptes faire quoi après le bac ?
J’ai haussé les épaules.
— Je sais pas… Peut-être STAPS ou une fac de lettres.
Il a ricané.
— Les lettres ? Tu veux finir prof au collège ? Tu crois que ça va payer le loyer ?
J’ai senti la colère monter.
— Et alors ? C’est pas toi qui paieras pour moi de toute façon.
Il a levé les yeux vers moi, un sourire froid aux lèvres.
— Exactement.
Ce soir-là, j’ai compris que je ne pourrais jamais compter sur lui. Mais ce qui me faisait le plus mal, c’était le silence de ma mère. Elle semblait s’effacer un peu plus chaque jour. Parfois, je la surprenais à me regarder avec tristesse, mais elle détournait vite les yeux.
Un samedi matin, alors que Philippe était parti faire du vélo avec ses collègues, j’ai trouvé ma mère en train de pleurer dans la cuisine.
— Maman…
Elle a sursauté et a essuyé ses larmes d’un geste maladroit.
— Ce n’est rien… Je suis juste fatiguée.
— Pourquoi tu restes avec lui ?
Elle a baissé la tête.
— C’est compliqué… Tu comprendras quand tu seras plus grand.
Mais je ne comprenais pas. Je voyais juste une femme brisée et un homme qui ne voulait pas de moi.
Les mois ont passé. J’ai commencé à sécher les cours, à traîner avec des copains qui connaissaient aussi les galères familiales. Un soir, on s’est fait attraper par la police pour avoir tagué un mur près du lycée. Ma mère est venue me chercher au commissariat. Philippe n’a même pas pris la peine de venir.
Dans la voiture, elle a éclaté en sanglots.
— Tu veux me détruire ? Tu veux que tout s’effondre ?
J’ai crié aussi fort que j’ai pu :
— C’est lui qui détruit tout ! Il ne m’aime pas ! Il ne t’aime même pas !
Elle a serré le volant si fort que j’ai cru qu’il allait se briser.
— On n’a pas le choix… On doit faire avec…
Cette nuit-là, j’ai compris que je devrais me sauver moi-même.
J’ai commencé à travailler le soir dans une pizzeria pour économiser un peu d’argent. J’ai décroché mon bac tant bien que mal et j’ai quitté la maison dès que j’ai pu pour aller en fac à Rennes. Ma mère m’a aidé à porter mes cartons jusqu’à la voiture sans un mot. Avant de partir, elle m’a pris dans ses bras et m’a murmuré :
— Pardonne-moi…
Je n’ai rien répondu. J’avais trop mal.
À Rennes, j’ai découvert une autre vie : des amis qui m’écoutaient sans juger, des profs passionnés, des soirées où je riais enfin sans peur. Mais parfois, la voix de Philippe résonne encore dans ma tête : « Tu n’es pas mon fils… »
Des années plus tard, j’ai appris qu’il avait quitté ma mère pour une collègue plus jeune. Elle m’a appelé en pleurant. Je suis revenu à Nantes pour l’aider à déménager dans un petit appartement HLM. Elle était amaigrie mais soulagée.
— Je suis désolée pour tout ce que tu as vécu à cause de moi…
Je l’ai prise dans mes bras et j’ai pleuré avec elle. J’ai compris alors qu’on était tous les deux victimes du même homme et du même silence.
Aujourd’hui encore, je me demande : combien d’enfants vivent ce rejet silencieux dans les familles recomposées ? Combien de mères se taisent par peur de tout perdre ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?